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SHANGRILA

Journal de voyage au Tibet du Père Jacques-Antoine Rollin MEP du 5 au 30 Octobre 2003

Ne cherchez pas ce nom mythique de Shang-Rila sur un atlas ancien, vous ne le trouveriez pas ! Pourtant, il figure depuis l’année dernière sur les cartes de Chine, à la place de Zhongdian, au Nord-Ouest du Yunnan. Le choix — très contesté – de cette ville n’a été acquis que pour des motifs touristiques et avec des arguments financiers !

C’est le romancier anglais James Hilton qui, en 1933, a popularisé ce terme avec son roman-culte – pas encore traduit en français à ma connaissance – «Lost Horizon.» Cette passionnante fiction raconte l’odyssée d’un avion parti de Harbin (?) avec trois hommes et une femme à bord, et surtout un mystérieux pilote mongol. Atterrissage forcé dans une région montagneuse et isolée à proximité d’une lamaserie de rêve… dont le supérieur est un …ex-prêtre catholique ! Doit-on localiser une utopie comme le paradis terrestre ou l’horizon perdu … même si on a retrouvé des épaves d’avions?

D’autres régions des Marches Tibétaines, dont la vallée de la Salouen, mériteraient tout autant cette appellation prestigieuse, d’autant plus que Shang-rila signifie en dialecte Lissou « tu reviendras…» (mais « Paradis » se dit « shambala » en tibétain !) De toutes façons, le Syndicat d’Initiative de Zhongdian était plus argenté !

Cette région du Nord-Ouest Yunnan est tout à fait extraordinaire, elle porte en chinois le nom de district des trois fleuves.(Le «San Jiangbingliu» serait reconnu comme « Patrimoine Mondial » par l’UNESCO ?) Fait unique dans la géographie, ce sont trois très importantes et impétueuses rivières qui descendent parallèlement et sur plus de 100 kilomètres du Nord au Sud, tout en restant très rapprochées, mais séparées par trois chaînes de montagnes quasi infranchissables ! Ce sont : le Jin Shajiang rivière aux sables d’or, qui deviendra le Grand Fleuve ou fleuve Bleu, jusqu’à Shanghaï , le Lancaniiang, futur Mékong, et le Nujiang qu’on nomme Salouen en Birmanie. Ces trois gorges sont tout à fait impressionnantes et ont un potentiel touristique prodigieux. Toute cette région est de population majoritairement Tibétaine, mais elle appartient à la Province du Yunnan, Dans ce voyage, seul Yanjing ( Yerkalo) est dans la Région Autonome du Tibet.

Le Père Alphonse Savioz a 84 ans. Il est Suisse, Chanoine du Grand Saint Bernard. Nous travaillons ensemble à Taiwan dans le Diocèse de Hua Lien depuis 40 ans ; De 1947 à 1952 il était avec ses confrères – dont le Bienheureux Martyr Maurice Tornay – dans cette région Nord Ouest du Yunnan et Sud Est du Tibet. Quand, cette année, il a projeté de revenir voir son ancien champ d’apostolat, il a réalisé qu’un tel voyage à son age, avec un pace – maker et de l’asthme, n’était pas facile… et il m’a demandé de l’accompagner. En 1990, j’avais déjà été au Yunnan, mais n’avais pas réussi à aller dans cette partie Nord — Ouest, alors énergiquement interdite aux touristes !

Départ le 5 Octobre pour Hong-Kong , le 9 pour Dali via Kunming. Le 10 au matin, nous avons rendez-vous avec un membre de « China Explorers » de Hong-Kong. Le fondateur et président de cette organisation, le CERS, Huang Xiaowen (Wong How Man,) est donc explorateur, écrivain et philanthrope; il avait invité son ami le P. Savioz à participer à une expédition vers le Tibet. II est très intéressé par l’histoire pas banale de ce vétéran des missions tibétaines et veut recueillir son témoignage en vidéo. II avait invité à cet effet une équipe de la Télévision du Yunnan pour une série d’interviews ! Je n’étais que le « Bao Biao» , traduisez «porte-valise, garde du corps, ou ange gardien de la Star », selon vous ! Nous avons fait ces 4 jours de voyage dans une superbe Land-Rover dernier modèle avec le chauffeur et le caméraman, très sympathiques tous les deux.

1 YERKALO

L’itinéraire a été choisi en fonction du coeur d’A. Savioz, l’altitude lui étant interdite. La voiture est équipée en oxygène (et en wisky !) Nous remonterons donc la vallée du Mékong ! Je ne le regrette pas parce que ces gorges sont beaucoup plus spectaculaires que la route du fleuve Bleu (Jin Shajiang.) Après Dali, une étape à Weixi où nous rejoignons le chef de l’expédition, et où nous passons la nuit. Le lendemain de bonne heure, départ par une très mauvaise route détrempée vers Xiao Weixi : le P. Goutelle, supérieur et procureur m.e.p. a bâti cette très belle église de pierre et bois en 1870, elle est bien restaurée ; à l’étage, on voit encore dans la galerie la cloche dédiée à N.D. de Betharram, d’où était originaire le P.Tintet, le premier curé m.e.p. Après les gorges de Lota, long arrêt à Tsechung , centre chrétien très important où nous passerons plus de temps au retour. Pour accéder au village, nous devons franchir le Mékong, mais le pont est en réfection : on change le tablier de bois pour une surface métallique. Notre land-rover ne peut pas passer, nous traversons donc à pied, vue impressionnante sous les poutres i Un tuloqi (tracteur) nous mène en un quart d’heure au village, encore une splendide église, en brique cette fois. Excellent accueil des chrétiens, ravis de voir ou même pour certains de revoir « l’ancien des jours » Dégustation du raisin des vignobles missionnaires, dont on commercialise le vin avec beaucoup de succès !

Le 12 Octobre, nous reprenons la route et allons passer la nuit dans un centre, Yang Chao, fondé par notre chef d’expédition Mr. Huang : situé à l’extrémité d’un pont suspendu, c’est un passage obligatoire pour les pèlerins tibétains qui font le tour de leur montagne sacrée, le Kawakarpo qui étincelle dans toute sa splendeur enneigée sous le soleil ; nous avons de la chance ces jours-ci d’avoir un aussi beau temps, il est rare paraît-il que la vue soit aussi dégagée. Le but de Mr. Huang est d’offrir à ces gens fatigués par la longue marche, un dispensaire pour soigner leurs inévitables bobos. Nous sommes agréablement logés dans un bungalow de bois surplombant le Mékong, qui sert de centre pour toutes sortes de chercheurs, ethnologues et jeunes stagiaires de la société China Explorers , dont Stefan Kratz , de père allemand et de mère chinoise, super doué pour les langues. Le lendemain, nous traversons les montagnes de Doverla et Long Chyurou. A un arrêt, nous contemplons longuement un monastère tibétain sur l’autre berge d’une rivière se jetant dans le Lan Canjiang (Mékong).

Degin, (Atundze) 3.200 mètres, le 13 Octobre, c’est la dernière ville avant d’entrer au Tibet. Dans ce cadre montagneux, serrée autour du fleuve, elle fait très bonne impression. Il n’y a pas pour le . moment d’église, ni même de centre de regroupement pour les chrétiens dispersés, malgré plusieurs tentatives infructueuses. On finira bien par trouver une solution, ça devient urgent … mais il faut d’abord aller à Yerkalo (encore 115 Kms!) Nous passons un col de seulement 3.500 mètres. Vue splendide, avec un oratoire à l’Esprit du mont Kawakarpo, de multiples étendards et bannières !

Foshan : barrage de police avant l’entrée dans la région administrative du Tibet ! Il semble que nous soyons « attendus » : les étrangers ne doivent pas rentrer au Tibet par cette voie ! Le chef d’expédition parlemente longtemps avec les policiers, il parle de téléphoner à son ami le préfet de Markam, d’ailleurs, ces deux étrangers sont très vieux et tout à fait inoffensifs ! On nous fait alors promettre de ne pas aller ailleurs qu’à Yerkalo, et de ne pas dépasser 48 heures dans la région autonome : on doit toujours nous attendre, parce que, le surlendemain, notre nouveau chauffeur, comme la plupart des gens, est passé par une déviation pour éviter ce poste ! (ce que me confirmeront des touristes hollandais .)

Yaniing (le puits de sel,) ou encore par son nom tibétain, Yerkalo, surplombe le Mékong : nous atteignons le but de notre voyage, par malchance, le curé le Père Laurent Lu Rendi est à Kunming. Nous ne l’avions pas prévenu ! Excellent accueil des deux jeunes soeurs Anne et Marie et deux beaucoup plus vieilles (AYNI)…Nous prenons des chambres à l’étage et partons faire un tour aux environs, et d’abord au cimetière ! Le Bienheureux Maurice Tornay tué en 1949, le P.Bénigne
Courroux, mort en 1894, l’inscription 1897 sur la plaque est erronée! Le P. Nussbaum, beaucoup de chrétiens, dont quelques martyrs : que de souvenirs émouvants…

L’église est magnifiquement restaurée en style local. Nous passons 48 heures enchanteresses dans cette chrétienté du bout du monde, dans un cadre si grandiose, invités à droite et à gauche par les chrétiens ! Nos compagnons de Hong Kong nous quittent dès le premier matin pour continuer leur expédition vers l’intérieur de la Région Autonome sans rien vouloir accepter pour nous avoir menés ici !

Nous reprenons la même route qu’à l’aller, toujours aussi belle. Nous traversons le Mékong sur le pont suspendu de Ci Zhong et allons passer la nuit à ci Gu, une autre grosse chrétienté à 40 minutes de tuolaji (tracteur). A l’église, une foule de chrétiens ravis font fête au P. Savioz. Nous visitons aussi l’église de Kadongka et le cimetière : tombe du P. Dubernard, (tué en 1905) dont je venais de relire les lettres si émouvantes dans ‘Tibet, mission impossible’ ; tombe aussi du P. Bourdonnec mort la même année, ainsi que celles de plusieurs chrétiens martyrisés à la même époque… la minuscule église de Lu Kongyou est un peu à l’écart, puis celle de Batong très bien restaurée en style local ; de retour à ci Gu, nous flânons chez les chrétiens qui nous abreuvent de thé beurré. Nous logeons chez le fameux Anicet. Au dessus de notre chambre sont soigneusement rangés trois… cercueils ! Encore vides, mais préparés pour ses parents et lui-même…

Le 17 Octobre, il faut quand même s’arracher à ce petit coin qui avait tant plu au P. Simonnet, et qui n’a guère changé depuis 1946… (Voyage au bout de la chrétienté.) Nous téléphonons au P. Lu Rendi que nous avions manqué à Yerkalo : il rentre chez lui et nous donne rendez-vous à l’embranchement de la route du Mékong et celle du Fleuve Bleu. (Baihangchang.) Nous déjeunons avec lui, et avons une longue conversation avec ce jeune prêtre tibétain, le seul. Le soir, bonne nuit réparatrice à l’église de Dali. A. Savioz est fatigué et pense se reposer ici et à Kunming avant de rentrer tranquillement à Hualien. I! me reste une bonne semaine avant mon avion, et me dirigerai donc vers la vallée de la Salouen, autre haut lieu historique de la Mission dans les marches Tibétaines !

2 – LA VALLEE DE LA SALOUEN

Le 18 Octobre au matin, je pars donc seul pour un long voyage en autobus vers un site qui n’est pas tellement loin à vol d’oiseau de Dali, mais de l’autre côté d’une haute chaîne de montagnes ! En fait, la Salouen (ou Nujiang,) coule parallèlement au Mékong, le long de la frontière de Birmanie. J’arrive le soir à Gongshan, important centre administratif où je n’ai guère de peine à trouver l’église ; merveilleux accueil de Gui et sa famille. C’est le catéchiste, et le fils du célèbre Zacharie, 102 ans, catéchiste légendaire des Pères du St Bernard , qui a d’ailleurs passé de nombreuses années à Tian Xiang, près de Hualien, où je l’avais déjà rencontré.

A cette époque, il avait fait le pèlerinage de Rome. Nous allons tout de suite lui rendre visite tout près de l’église : il est alité après une mauvaise chute mais il a tous ses esprits et un excellent moral ! Ses enfants, baptisés par le non moins légendaire P. André, ont des noms de saints en français : Joseph, Gui, René, Gaétan, Jacques, Jean, Cécile, Marie, et j’en passe !

Pendant ces quelques jours, j’aurai surtout affaire à Gui , 63 ans, sa santé n’est pas brillante : très voûté, poitrinaire, il a fait 30 ans de travaux forcés comme cantonnier, ça laisse des traces ! Tout comme Zacharie, il est extrêmement zélé, visite les villages, fait des traductions, préside les assemblées dominicales, dirige les constructions d’églises, il me fait visiter une dizaine de nouvelles églises qu’il a construites ces dernières années : en plus de Gongshan et dans le désordre : Yunglagang, Fongdang, Alolaka, Zhongdi (= Tchrongteu,) Shuangla, nous apercevons de loin (de loin seulement, je le regretterai toujours !) Bahang ; toutes ces églises sont dans le style local, sauf Gongshan, modestes mais solides, et de dimensions proportionnées aux communautés. La famille de Zacharie a reçu beaucoup d’argent de l’étranger, mais je trouve qu’il a été remarquablement bien utilisé. C’est dans ce cadre qu’André Guibaut a écrit en 1967 son passionnant récit ‘Missions perdues au Tibet’ ;

Gui n’a pas moins de trois jeeps à sa disposition, malheureusement plus déglinguées les unes que les autres ! Il a donc fallu beaucoup marcher, mais dans un cadre pareil, ce n’est pas désagréable. Quand ça grimpait vraiment trop, quand le sentier était trop étroit, j’avais droit à une …mule ! j’ai appris à me pencher en avant dans les montées, en arrière dans les descentes, pas évident ! On passait la nuit chez un fils de Zacharie, il en a tant ! Il y a d’ailleurs peut-être là un problème : partout où il y a un membre de cette famille, la communauté marche bien, ailleurs… On dirait que toute l’évangélisation dans ce secteur est leur affaire, comment le leur reprocher ?

Au bout de deux jours, Gui, fatigué, me confie à son fils, Gabriel, près de 40 ans, un artiste ! Il a décoré toutes les églises du secteur avec ses sculptures naïves et surtout par ses peintures, en particulier l’église principale de Gongshan dont la voûte évoque irrésistiblement …la chapelle Sixtine ! Très doué pour les langues, comme son père et grand-père, il parle couramment en plus bien sûr de sa langue maternelle – le tibétain – et du Putonghua (mandarin), le Lissou et plusieurs autres dialectes minoritaires , dont le Nu. Nous montons à l’extrême Nord du district, Bing Zhongluo, et les Portes de Marbre : la route s’arrête là ! Au-delà, c’est du trekking en direction du Tibet ! Il faut malheureusement disposer de plusieurs jours, de matériel de camping, etc… Quel dommage : il y a là-bas plusieurs églises, des tombes de pères M.E.P., sans compter les spectaculaires gorges de la Salouen. Je peux tout de même faire quelques photos des très beaux méandres de la rivière! Quel paradis touristique dans l’avenir, d’autant plus qu’on a découvert des carcasses d’avions américains, et que tout le monde est persuadé que Shang-rila, c’est ici ! II y a d’ailleurs un monument ‘Shang-rila de Chine’ !

Dans le bus, j’ai tout le temps de repenser avec nostalgie et admiration à cette belle chrétienté du bout du monde : quel dommage qu’il n’y ait pas de prêtre qui puisse venir régulièrement, mais les distances sont importantes, la situation canonique compliquée…Gongshan dépend-il du diocèse de Dali, ou de celui de Kanding (Tatsienlu) à moins que ce ne soit de celui de Chengdu On parle d’un ou deux séminaristes tibétains en formation à Xian ?

Pour la quatrième fois en vingt jours je me retrouve à Dali. Je prends mes repas avec les (petits) séminaristes, parle avec les religieuses, avec le P.Tao Zhibin. La célèbre église a été superbement restaurée en style local, trop cher ? mais Dali est une ville très touristique. Les protestants font la même chose avec leur temple : couvent, séminaire, hôtel pour les touristes, c’est beau, c’est neuf.

Zhonglian N0 110 (juin 2004)