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UN OCEAN QUI FUT INDIEN (CHINE-USA-AUSTRALIE)

Qui rendra à la mer des Indes son indolence paisible? Certainement pas les puissances intéressées

— Chine et USA — qui en ont fait leur nouveau terrain de confrontation. Et c’est l’Australie, prise en étau, qui paie la facture.

Alors que Pline l’Ancien évoquait déjà l’Oceanus Indicus, les Indiens y voyaient une «réserve de joyaux» (Ratnākara). Les rives continues qui bordent l’océan Indien y ont favorisé le commerce maritime depuis la plus haute Antiquité. On savait aussi utiliser les moussons montantes et descendantes pour traverser ses eaux directement entre le Yémen et la côte ouest de la péninsule Indienne.

Ptolémée VIII se plaignait certes déjà des pirates de la Corne de l’Afrique, mais l’histoire ne signale aucune bataille navale d’envergure avant l’arrivée des Européens en Inde. En 1509, la victoire des Portugais sur le sultanat de Gujarat marque le début de la domination européenne sur les mers d’Asie. A partir de là, les Portugais s’emparent de Mombasa, de l’archipel de Socotra (Yémen), de Mascate (Oman), d’Ormuz à l’Ouest et à l’Est de Goa, Ceylan ou encore de Malacca (Malaisie). Le nouveau monopole portugais dure une centaine d’années, jusqu’à l’arrivée des Britanniques qui les évincent en remportant la bataille navale de Swally en 1612. Les Indiens résisteront parfois, comme en atteste la victoire du raja de Travancore contre les Hollandais sur les eaux de Kulachal, en 1741. Mais la suprématie de la Royal Navy ne sera supplantée que par celle des États-Unis et encore, sur la base d’un désengagement volontaire décidé seulement en 1968, par Harold Wilson, faute d’argent. Notons tout de même que l’Inde d’Indira Gandhi «non-alignée», c’est-à-dire sous parapluie soviétique, affirmait à la même époque, par la voix de son chef d’état-major de la marine, Adhar Chatterji, qu’il lui revenait d’assumer seule «la charge totale de l’océan Indien».

Les ambitions américaines

L’installation de l’US Navy, dont l’épicentre va se situer à Diego Garcia, restera néanmoins marginale dans un premier temps. Washington ne considère pas encore l’Océan Indien comme un enjeu stratégique. Juste un lieu de contrôle, un relais logistique, le long d’un couloir maritime dont il ne faut pas laisser trop de maîtrise à l’URSS.

Puis vient Zbigniew Brzezinski, dont l’inventivité guerrière est sans borne. Au tournant des années 1980, il propose la notion «d’arc de crises» pour impliquer davantage le Pentagone dans la région. Il fait valoir que les rives de l’océan Indien sont instables et peuvent un jour ou l’autre menacer la sécurité des États-Unis. Après la chute de l’URSS, le risque de guerre entre les grands blocs s’effondrant, le Deep state américain doit trouver quelque chose pour éviter le chômage. Alors il relance le concept sous forme de risques de «crises régionales» pour justifier ses crédits militaires tandis que partout ailleurs, on croit célébrer la paix mondiale. Ces «crises» qui éclatent un peu partout, comme par miracle. Pour l’Océan indien, ce sera la Somalie, ou le conflit indo-pakistanais. Le concept est même suffisamment élastique pour y inclure la police de la piraterie et des trafics illicites en tous genres. Il y aura de quoi occuper l’OTAN dans le rôle de «shérif adjoint» des États-Unis. Le concept est assuré d’une jolie pérennité. Le budget du Pentagone aussi. Quant à la Chine, elle est encore loin derrière, trop loin pensent les stratèges. Lorsque la Ve flotte tire ses missiles Tomahawk sur l’Afghanistan et le Soudan en 1998, le PIB chinois par habitant dépasse à peine celui de la Côte d’Ivoire. Qui aurait pu imaginer que trente ans plus tard, la Chine allait devenir la seconde puissance économique mondiale?

Tonton Xi aime les hautes mers

Mais on la voit tout de même poindre à l’horizon. En 2005, le cabinet-relai de la CIA Booz Allen Hamilton (qui salaria notamment Edward Snowden), invente cette fois le concept de «collier de perles». Une image simple pour signifier l’installation méthodique et progressive des militaires chinois autour de l’Océan Indien. Et qui pourrait nier qu’ils profitent effectivement de relais, notamment au Sri Lanka, au Pakistan, au Bangladesh mais aussi aux Maldives, en Birmanie, ou en Tanzanie et même d’une vraie base à Djibouti? Mais qui pourrait dénier dans le même temps à la Chine le droit de garantir la sécurité de son transit maritime stratégique? D’ailleurs, en mai 2015, Pékin publie son 9e livre blanc sur sa politique de Défense. On y lit que la marine de l’Armée Populaire de Libération (qui est, rappelons-le, l’armée du Parti communiste et non celle de la Nation chinoise) « passera progressivement d’une stratégie de défense des eaux côtières à une stratégie combinée de défense de ces eaux et d’une capacité de protection en haute mer». Mais ça, on le savait déjà. En janvier 2014, les amiraux australiens voient subitement surgir un groupe d’intervention de surface de la marine chinoise, au large des eaux territoriales de l’île Christmas, possession australienne située à 345 km au sud-ouest des côtes indonésiennes de Java. Il comprend deux destroyers à missiles guidés, le Wuhan et le Haikou, ainsi qu’un navire de soutien amphibie de 25 000 tonnes, capable de transporter plusieurs centaines de marines, le Changbaishan.

Tonton Xi (surnom officiel du président Xi Jinping) notifie déjà au reste du monde que sa marine ira où elle veut et quand elle veut, sans nécessairement consulter ni prévenir les puissances locales. D’ailleurs, cela fait des années que ses sous-marins maraudent dans les profondeurs du golfe du Bengale, de la mer d’Oman ou des Laquedives au large du Sri Lanka, ne serait-ce que pour y collecter toutes sortes de données hydrologiques et bathymétriques indispensables à la formation des sous-mariniers. Rappelons que le nombre de sous-marins chinois actifs est d’environ 70 dont 10 nucléaires, c’est-à-dire presque autant que les États-Unis.
Mais en plus, la Chine a toujours adoré naviguer en eaux profondes. Dans les milieux du renseignement, qui n’a pas entendu parler de son Stratagème de la lamproie? «Ce poisson visqueux et verdâtre [qui] se fond dans le paysage marin, s’accroche aux rochers, puis, quand il a patiemment choisi sa proie, se rapproche au plus près et se colle sur elle, avant d’en siphonner le sang avec ses multiples orifices…» (Roger Faligot, Les Services secrets chinois, Nouveau Monde éditions, Paris 2008). Pas étonnant que les missions des submersibles chinois s’en inspirent.

La guerre des câbles (ou Lamproie quand tu nous tiens)

On sait par exemple que les dix câbles sous-marins internationaux entre Taiwan et les pays d’Asie-Pacifique font partie des cibles des sous-mariniers chinois. Les endommager perturberait les marchés du Japon, de Singapour, d’Indonésie et d’Australie. En plus de sa flotte militaire, la Chine dispose aussi d’un submersible scientifique capable de dépasser les 7000 mètres de profondeur: le Jiaolong. En 2013, il effectua une mission de 113 jours en mer de Chine méridionale, celle-là même où couve le fameux conflit des îles Spratleys, et autres Paracels, pour simplement, disent-ils, y «recueillir des coquillages».

La Chine s’est également inspirée du réseau américain d’hydrophones SOSUS (Sound Surveillance System), installé sur des milliers de kilomètres durant la Guerre froide, pour détecter les navires et sous-marins soviétiques. Beijing en a développé une version high-tech. Elle a notamment décidé de relier les récifs contestés de sa mer méridionale (Woody, Fiery Cross, Subi, Mischief et bientôt Scarborough) à une installation centrale de traitement et de surveillance qui se trouverait à Shanghai, via un réseau de fibre optiques U-DWDM [1]. Et c’est là que la construction d’îlots artificiels militarisés et l’appropriation de récifs naturels existants, revendiqués par les pays voisins, prend un sens particulier. Ils servent en effet de relais entre les capteurs hydrophones sous-marins de dernière génération et les réseaux optiques précités. Si on y ajoute l’intégration des trois triplets de microsatellites espions Chuang Xin 5, conçus pour capturer les transmissions électroniques de sous-marins, et dont le dernier a été lancé en décembre dernier, on a une idée de la barrière high-tech à couverture constante qu’est en train de s’offrir la Chine pour protéger son pré carré dans la mer qui porte son nom.

Et ce n’est pas tout, la guerre du câble touche aussi le domaine civil. C’est ainsi que HUAWEI s’est vu interdire l’installation d’un câble internet sous-marin de 4000 kilomètres entre l’Australie et les îles Salomon, en raison de risques d’espionnage avérés.

Pine Gap

Il est vrai que la présence de la station opérationnelle Rainfall, exploitée par la NSA, la CIA et le NRO [2], intéresse au plus haut point le gratin du renseignement chinois et que tout moyen de se connecter au réseau australien est bon à prendre. Située à Pine Gap, au sud d’Alice Springs, dans le Territoire du Nord de l’Australie, cette base fait partie du fameux réseau Echelon ou «Five Eyes». Mais son rôle n’est pas seulement d’écouter. Il est aussi de géolocaliser des cibles destinées à se faire tirer dessus en temps réel aussi bien par des drones américains que par des missiles balistiques alliés. Une fonction qui fait de l’Australie une cible inscrite notamment dans la ligne de tir nord-coréenne, au cas où les choses s’envenimeraient là-bas.

Le dilemme australien

Voici donc l’Australie bien embarrassée. D’un côté la Chine est son premier partenaire commercial, très loin devant les États-Unis, d’un autre, on ne gomme pas cent d’alliance avec l’oncle Sam aussi facilement. Après pas mal de tergiversations, il semble que le choix soit fait. L’Australie se range à 100 % côté US. Alors que le million et quelque de Chinois, bien implantés sur le continent austral, se considère en droit d’influencer le destin de son pays, le gouvernement de Malcolm Turnbull a décidé de leur serrer la vis. Finies notamment les donations chinoises aux partis politiques australiens, qui coulaient à flot. Sam Dastyari en sait quelque chose. Il est vrai que ce sénateur du Parti travailliste d’opposition, d’origine iranienne, ne s’est pas contenté de se faire financer par un membre de l’appareil communiste chinois. Il a dû démissionner parce qu’il l’avait en plus invité à fermer son portable en raison d’une très possible surveillance de sa personne par les services australiens.

Aujourd’hui, il ne reste plus qu’à faire dire à l’amiral Harry Harris, le toujours grand patron du Pacific Command (PACOM) américain, que, vis-à-vis de la Chine, il faudra «prendre des décisions courageuses en 2018 et faire avancer les choses». On comprend pourquoi Trump a décidé de nommer le premier Américain d’origine japonaise aussi haut gradé, comme ambassadeur d’Australie. Un poste qu’il devrait occuper à partir de mai prochain.

Autrefois «pourvoyeur de joyaux» et zone de calme, l’Océan Indien a fini par entrer dans l’imaginaire géopolitique des militaires américains, sous le néologisme de «risque indo-pacifique». Le voyage officiel de Malcolm Turnbull aux États-Unis depuis vendredi dernier ne fait que le confirmer. Quant au Deep state, ses affaires vont au mieux, merci pour lui: Canberra va dépenser au moins 17 milliards de dollars juste pour l’achat de 72 F-35 produits par Lockheed Martin, et ce n’est qu’un début.

NOTES
1. Ultra – Dense Wavelength Division Multiplexing
2. National Reconnaissance Office
Angle Mort parFernand Le Pic – Drône N°007 -( ex antipresse) du 25 février 2018

Antipresse N°6 – Fernand Le Pic – Angle mort

dmc