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ATUNTZE SOUS LE REGIME COMMUNISTE

 Dans un numéro de la revue, j’ai parlé longuement du Père Tornay et de son départ pour Lhassa; qu’il suffise aujourd’hui de rappeler sa chevauchée de 17 jours vers la capitale lamaïque, son arrestation à Tunto et le douloureux calvaire du retour, couronné par le sacrifice du bon pasteur qui donne sa vie pour ses brebis. Après l’ensevelissement de nos martyrs le 17 août 1949, je descendais à Tsechung en compagnie du Père Lovey qui, à son grand regret, n’avait pu arriver assez tôt à Atuntze pour «contempler une dernière fois son cher confrère et le fidèle Dominique (Doci)».

Comme les troubles entre les milices rouges et les Thibétains augmentaient d’intensité et mettaient en grave danger tous les postes de la partie chinoise de notre Mission, je décidais de me rendre à Weisi pour prendre un peu de repos, visiter les confrères et tenir compagnie à notre Supérieur, le Père Lattion. La route du Mékong étant peu sûre, je profitais de la «caravane» du Père Emery qui se rendait à Tchrongteu sur les rives du Salouen pour commencer son ministère à l’ombre de la lamaserie de Ch’am-p’u-t’ung. Au cours de ce voyage, en descendant la vallée du Salouen pour rejoindre le Mékong par le col de Lao-chang, j’eus l’occasion d’être témoin des razzias opérées par les adversaires de I’«ordre nouveau» et de rencontrer plusieurs groupes de pillards chargés du butin le plus hétéroclite.

Je traversais des villages incendiés, des missions saccagées, entre autres la résidence des Protestants au sud du col de Latsa. La chance ne pouvant durer indéfiniment, j’atteignais Weisi juste à temps pour assister à l’énième pillage de la ville, et cette fois-ci la Mission y fut incluse, car il ne restait plus grand-chose à gratter ailleurs. Avec le Père Lattion, nous eûmes l’expérience assez peu plaisante d’être dépouillés, même de nos vêtements, au milieu de la .cour de la Mission, en plein hiver, à 2400m d’altitude. Ces «brigands-gentils¬hommes» — en l’occurrence, un clan des rives du fleuve Bleu, dénommé «Thibétains puants» — sont excusables, car ils n’avaient probablement jamais vu d’étrangers et n’avaient pas eu leur part des pillages précédents.

Au début de 1950, la «libération» par les milices régulières rouges fut accueillie avec soulagement par la population de Weisi et par les diverses peuplades de cette région frontière. Les Thibétains, par leurs pillages et leurs excès, avaient travaillé en faveur des communistes, autant et peut-être plus que les partisans de la Iibération et maintenant qu’on les savait victorieux à travers la Chine et le Yunnan, les chefs indigènes et les lamaseries des «Marches Thibétaines» jugèrent opportun de changer de camp et d’accueillir l’armée régulière de libération.

Pour parler de certains événements qui eurent lieu dans la région lors de mon deuxième séjour en pays thibétain, soit de juillet 1950 à février 1951, je rappelle d’abord qu’après une «lune de miel» de six mois avec le nouveau régime à Weisi, je rejoignis Tsechung et remontai à Atuntze pour l’anniversaire de la mort du Père Tornay, le 11 août 1950. Nos «libérateurs» ne mettaient pas obstacle à nos activités religieuses et les missionnaires du Salouen, et du Mékong, Suisses et Français, avaient repris avec enthousiasme leur travail apostolique.

En cette période, les communistes consolidaient leurs positions et préparaient habilement l’invasion du Thibet. Atuntze devint un centre important pour le ravitaillement de l’armée et pour la formation de propagandistes parlant thibétain. Ce fut une habile tactique de gagner les jeunes par un endoctrinement discret, surtout ceux qui avaient un peu d’instruction ou qui parlaient les deux langues. Parmi les jeunes gens recrutés et jugés aptes à ce travail se trouvaient quelques anciens élèves du Père Tornay au Séminaire de Houalopa: ils furent instruits dans la nouvelle idéologie et conditionnés pour la propagande auprès de leurs frères de race. Mon cuisinier, Hsiao Jowang, un Sino-Tibétain, échappa de justesse à cet enrôlement.

Après les graves troubles qui avaient secoué toute la région, rien d’étonnant qu’on ait accueilli les communistes qui se présentaient comme les champions de l’ordre et de la justice sociale. On ne les connaissait pas encore, car auparavant, l’armée populaire de libération n’avait fait que de brèves incursions dans les parages, notamment pour désarmer une forte troupe nationaliste qui avait fui vers le Thibet depuis le Sikhang: terrible odyssée de cette armée chinoise qui perdit plus de 10 000 hommes, disparus dans les solitudes neigeuses et les gorges impraticables, gelés ou morts de faim sur les cols balayés par la tempête, ou simplement massacrés par les brigands. Le Père Lattion soigna plusieurs de ces rescapés au dispensaire de Weisi.

Ce sont les malheureuses et sécu-aires divisions dans l’ethnie thibétaine qui permirent aux communistes chinois de subjuguer ce peuple fier et épris de liberté. Au cours de l’année 1950, les communistes occupèrent les régions à population thibétaine, qui offraient le moins de résistance, dans l’Amdo (Koukounor) et le Kham oriental (Marches Thibétaines). D’ailleurs ces peuplades, comme celles du Yunnan dans notre secteur, dépendaient nominalement de la Chine, c’est-à-dire des provinces du Tsinghai, Kansou, Sikhang et Szechwan.

A cause des graves dissensions entre les Khampas et les Thibétains de l’intérieur, les envahisseurs chinois réussirent leur attaque contre le Kham occidental (région de Chamdo) et occupèrent les centres importants de cette partie du Thibet «Interdit», après avoir mis en déroute et désarmé les troupes gouvernementales de Lhassa (octo¬bre 1950), tandis que les Khampas se retiraient dans leurs forteresses inaccessibles avec armes et bagages. Pourquoi les fiers guerriers du Kham n’ont-ils pas résisté? C’est une histoire un peu longue à raconter et, pour ceux qui veulent des renseignements, il suffit de lire les pages 42 et suivantes de «Cavaliers du Kham» par M. Peissel.

II est inutile d’épiloguer sur le passé, mais de toute façon, l’habile propagande des communistes mérite l’admiration: il ne fallait pas effrayer les gens, il fallait convaincre les fiers Khampas que le nouveau régime favoriserait l’indépendance du Kham et de l’Amdo dans le contexte d’un «Grand – Thibet» autonome. Par cette habile diplomatie, ils neutralisèrent les forces du Thibet oriental, les plus à craindre pour eux.

Le puissant chef de la famille Pangda Tsang, Pangda Topgyay, leader de la majorité des clans thibétains de Kangting à Batang et Yerkalo, ainsi que d’autres chefs du Kham et de l’Amdo (Koukounor) se firent ainsi les auxiliaires des communistes. Ce qu’ils regrettent amèrement depuis, car il fallut neuf ans de lutte et de guérilla anticommunistes pour arriver à l’union sacrée de toute l’ethnie thibétaine contre les envahisseurs chinois. Hé-las! c’était trop tard et la révolte de 1959, dramatisée par la fuite du dalaï lama, fut étouffée dans le sang et dans l’indifférence générale des nations libres. Le génocide du peuple tibétain continue!

La ruse diabolique des communistes, quand ils veulent s’implanter dans un pays capable de résister, est de ne rien faire de ce qu’ils sont supposés faire; en cette fin d’année 1950, dans les régions thibétaines conquises, ils n’enlevaient pas les armes aux caravaniers, ils ne prenaient rien sans payer, pas même du fil et des aiguilles, ils ne tuaient pas les propriétaires d’esclaves ni les lamas, ne brûlaient pas les livres sacrés, ils allaient jusqu’à offrir des lampes à beurre aux chapelles des monastères.

A cause de leur modération et de leur gentillesse, les officiels et les soldats de la «Libération» gagnèrent le nom d’«Armée de Boud¬dhas». C’est dans cette atmosphère que je passais quelques mois à Atuntze: période de calme et de préparation à la «libération» pacifique de tout le Tibet, occupation qui se déroula après les accords de mai 1951 avec les soi-disant représentants du dalaï lama. L’«armée souriante» avait occupé la chapelle et la majeure partie de la résidence, mais on avait daigné me laisser une chambre où je fis transporter l’autel: c’était suffisant pour un impérialiste ranger qu’on n’avait aucune raison de ménager. Pour atteindre mon réduit, il fallait passer deux sentinelles dont une se tenait à l’entrée de l’antichambre par laquelle on ccédait soit chez moi, soit chez les officiers occupant l’appartement du Père Tornay.

Malgré ces inconvénients, des chrétiens de la vallée du Mékong et de Yerkalo venaient me rendre visite, et sous les yeux goguenards des soldats, déliaient leurs tresses et faisaient la grande prostration (phya p’ul) front au plancher, pour saluer le Père. J’avais beau essayer de refréner leurs marques de respect, mais ils semblaient prendre plaisir à choquer nos «amis libérateurs» qui chantaient sur tous les tons la liberté de religion et promettaient la plus stricte neutralité envers les chrétiens et les bouddhistes. «Les lamas et leurs adeptes ont persécuté les catholiques de Yerkalo, ils ont massacré un prêtre et son domestique, nous allons rendre justice», disaient-ils.

Les chrétiens furent autorisés à récupérer l’église saccagée par les lamaïstes et ils purent se réunir pour la prière du dimanche; le père de Dominique, serviteur du P. Tornay, reçut une indemnité, d’autres injustices furent réparées et la lamaserie de Karmda punie d’une forte amende. Les fidèles de Yerkalo profitèrent de ces bonnes dispositions qui ne durèrent pas longtemps, comme vous le devinez, et ils commençaient à écrire que les missionnaires exagéraient quand ils disaient que les communistes supprimeraient la liberté de religion, chasseraient les Pères et persécuteraient les lamas. Encore assez naïf pour croire qu’on me permettrait d’aller à Yerkalo, j’écrivais au chef de la communauté de faire une demande pour moi auprès des autorités, si vraiment les chrétiens désiraient le retour d’un missionnaire.

Par ailleurs, j’écrivais aussi à Mgr Valentin, évêque du Thibet, pour lui exposer la situation; ce fut vraiment extraordinaire que sa réponse me soit parvenue à Atuntze même, alors que le courrier ne fonctionnait plus depuis deux ans entre notre région et Kangting. Tout en me mettant en garde contre les ruses des «amis du peuple», Mgr Valentin confirmait mon projet de me rendre à Yerkalo, si les circonstances le permettaient. Voilà comment je faillis devenir le 18e curé de l’unique communauté chrétienne du Thibet interdit! Le moment fixé par Dieu n’était pas encore arrivé; les autorités prétendaient qu’elles ne pouvaient assurer ma protection et qu’il fallait attendre que toute l’Asie centrale soit libérée de l’impérialisme anglo-américain.

La surveillance à mon égard devenait de plus en plus tatillonne, surtout depuis la libération du Thibet oriental et de la province de Cham-do dont dépendait Yerkalo et toute la région à l’ouest du fleuve Bleu, du 29° au 32° de latitude. Ainsi, pour fuir le cachot qu’était devenue la résidence d’Atuntze, j’entreprenais force randonnées dans le cirque de montagnes environnant cette haute vallée.   (…)

Mes «circuits de pèlerinage» comprenaient:

1. Le «petit cercle»: on monte jusqu’à la grande lamaserie sur la colline ouest du village, pour atteindre le Djroula (col du Tonnerre, 3700 m) et rejoindre le bourg par la route du nord (2 heures de promenade).

2. Le «moyen cercle»: un joli sentier longe l’éperon montagneux nous séparant des gorges du Mékong. pour atteindre un hameau perché à 3600 m, en à pic sur l’embouchure de la rivière d’Atuntze avec le Mékong. Sur ce parcours qui défie toute comparaison, on jouit d’une vue fantastique sur les pics du Khawakarpo (génie de la neige blanche), monts sacrés dépassant les 6000 m. Cet itinéraire, suivi quand la route de la vallée est emportée par le torrent dévalant du Pai-mang Shan, a le désavantage d’être un peu long, si on veut compléter le cercle en une journée et rentrer à la maison par le chemin des caravanes. Qu’à cela ne tienne! même en s’en retournant par le sentier suivi le matin, c’est un glorieux circuit de 7 à 8 heures de marche. Je n’ai pu savoir si le mouchard dépêché à mes trousses avait trouvé la randonnée intéressante.

3. Le «grand cercle»: départ au petit jour vers la chaîne de montagnes qui nous séparent du bassin du fleuve Bleu, nommé rivière aux sables d’or dans cette région. On descend quelque peu en dessous du village, puis au lieu de suivre la vallée, on tourne vers le sud-est à flanc de coteau pour atteindre un ermitage, puis un vallon boisé, parsemé de clairières cultivées. Après une longue montée à travers les gorges d’un torrent fougueux qui se précipite vers le Mékong, on arrive au col du Gyémola, à une dizaine de kilomètres d’Atuntze. La ligne de séparation des eaux se trouve encore plus loin, le Gyémola n’étant que le premier d’une série de cols dépassant les 4000 m, au nom générique de Paimang-la, traversant le haut-plateau du Paimang-Shan. Les caravanes venant du bassin du fleuve Bleu suivent cet itinéraire pour se rendre à Atuntze et continuer sur Lhassa. Pour faire un vrai pèlerinage, il faudrait traverser ce haut-plateau et descendre à la célèbre lamaserie de Tundjrouling, mais cela ne peut se faire en une journée; je n’étais pas équipé pour loger en plein air, car ordinairement je prenais pour tout bagage quelques galettes de sarrasin et du pemmican thibétain, c’est-à-dire de la viande de yak, séchée et réduite en poudre. Mais, quittons le Gyémola d’où l’on jouit d’une belle vue sur la barrière du Paimang-Shan, pour rentrer à la maison par le même chemin devenu facile et agréable, car on peut admirer à loisir le massif du Khawakarpo dont les cimes étincellent de blancheur sous les rayons du soleil couchant.

En dehors de ces trois circuits, je fis l’exploration du Runtsila, un des cols les plus élevés des Marches Thibétaines, traversant la montagne immédiatement à l’est d’Atuntze pour descendre sur Bongting au bord du fleuve Bleu; dès que l’on a quitté les fermes et terrains cultivés en contrebas de la ville, la montée commence et continue inexorablement jusqu’à 5300 m d’altitude. Lorsque j’arrivais au sommet dans un brouillard glacé, le sentier à peine marqué sur la pente vertigineuse et couverte de glace, quelle ne fut pas ma surprise de devoir céder le passage à deux petits mulets que des Thibétains couverts de givre retenaient par la queue pour faciliter la descente. Après cette rencontre, j’étais moins fier de mon exploit et de mon expérience en varappe!

Descendons maintenant de ces hauteurs pour revenir à des préoccupations plus terre à terre. Au mois de septembre 1950, les missionnaires des Marches Thibétaines se réunirent à Tsechung pour la retraite annuelle auprès du Vicaire général, le Père F. Goré: jours de calme et de rencontre fraternelle, pause bienvenue après des mois de trouble et de violence. Les confrères du Saint-Bernard, tous présents, sauf le Père Lattion, repartaient dans leurs postes avec un optimisme modéré et un abandon complet à la volonté de Dieu: le Père Lovey Continuait son ministère dans la chrétienté thibétaine de Tsechung, le Père Coquoz s’en retournait à Siao Weisi pour faire face aux «amis du pie», le Père Fournier, un peu plus au sud, à Kitchra, le Père Emery dans la vallée du Salouen et moi à Atuntze.

Vers la fin de 1950, les  événements se précipitent: (…)  jugements populaires suivis d’exécutions sommaires, incarcération et expulsion de missionnaires étrangers; notre tour ne tardera pas à venir. Dès la fin novembre, les Pères Coquoz et Fournier durent rejoindre Weisi en résidence forcée chez le Père Lattion. Les autorités d’Atuntze me demandèrent de déménager à Tsechung, pour assurer ma protection, évidemment, ce que je fis après le dernier Noël en terre thibétaine. «Les temps sont mauvais» soupirait le vieux Mosso, mon voisin, «les Pères devront quitter le pays, telle est la rumeur qui court, le Ti-p’i fong: vent à ras le sol.» Mon séjour à Tsechung fut de courte durée; en février 1951, avec les Pères Goré et Lovey nous fûmes dirigés, manu militari, sur Weisi où nous passâmes 10 mois de concentration dans la résidence avec les autres confrères dans l’attente de l’expulsion définitive.


Alphonse Savioz  CR.