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AUGUSTE DESGODINS – HOMME D’ORCHESTRE DE LA MISSION

Auguste Desgodins 1826-1913, surnommé

«le joyeux lorrain», naquit en 1826 dans la Meuse. Formé au grand séminaire de Verdun puis à celui de Saint Sulpice à Paris, il fut ordonné prêtre en 1850. Après un début de carrière comme vicaire de la cathédrale et aumônier militaire à Verdun, où il se signala par son abnégation et son esprit d’initiative, il entra aux Missions Étrangères en 1854. Vite remarqué par les directeurs pour son indomptable énergie. il fut nommé pour la mission du Tibet-Sud afin de combler le vide laissé par la disparition d’un autre lorrain, Nicolas Krick. Arrivé à Calcutta en janvier 1856, Auguste Desgodins fut pris en charge par Louis Bernard, l’unique survivant de la première mission, pour tenter une percée par le Népal et le Sikkim. Mais les deux missionnaires durent s’arrêter à Darjeeling en raison de la guerre qui sévissait entre le Népal et le Tibet.

Indéfectible persévérance

L’année suivante, en janvier 1857, ils repartirent plus à l’ouest vers Kanam. C’est là qu’ils reçurent une lettre du premier vicaire apostolique du Tibet tout nouvellement nommé, Mgr Thomine-Desmazures, leur enjoignant de le rejoindre sans délai dans le sud du Sichuan où il avait décidé de regrouper ses troupes. Louis Bernard, épuisé et démoralisé par dix ans de mission infructueuse, demanda à rejoindre la mission voisine de Birmanie. Auguste Desgodins, lui, obéit sans tergiverser, bien qu’à contrecoeur, justifiant ainsi le jugement que portera sur lui l’historien Adrien Launay dans le Mémorial des Missions Étrangères : « Sa vie toute de travail, d’obéissance, de modestie, d’indéfectible persévérance dans des situations souvent pénibles, est d’un grand exemple ».

Après un retour mouvementé dans un pays encore bouleversé par la révolte des Cipayes (il s’était engagé un moment comme aumônier de quelques régiments irlandais) Auguste Desgodins put gagner Hongkong sur un bateau écossais transportant de l’opium, le Fierry cross. Au cours de sa traversée de la Chine, il fut arrêté et reconduit à Canton. Le 20 juillet 1860, cinq ans jour pour jour après avoir quitté la France, il rejoignait Mgr Thomine-Desmazures à Talinpin au Sichuan. Pendant quelques mois, tout en s’initiant au chinois avec l’aide d’un catéchiste latiniste, il administra les quelques centaines de chrétiens regroupés dans les neuf stations environnantes. Son caractère joyeux et sociable mit un peu de gaité dans une équipe de briscards, les PP. Renou, Fage, Goutelle, aux tempéraments peu
amènes. « Pour moi, pauvre petit moussaillon, écrit-il à l’un d’eux, je ne sais dire qu’une chose, c’est que j’aime et veux toujours aimer mes confrères, les aider et leur être utile tant qu’il me sera possible. Donc, si vous avez besoin de moi, ne craignez pas de me mettre à contribution ; j’ai des doigts pour écrire, une langue pour parler, de bonnes jambes pour marcher, un bras vigoureux pour vous défendre au besoin, surtout un coeur pour vous aimer. Veuillez me donner aussi une petite place dans le vôtre, si petite soit-elle, je m’y trouverai à merveille. »

Mgr Thomine-Desmazures, au printemps de 1861, encouragé par les nouveaux traités franco-chinois, décida de tenter une entrée officielle au Tibet. Le 5 août, après avoir répartis ses quatre autres missionnaires dans quelques localités stratégiques, le vicaire apostolique partit pour le Tibet avec le vétéran de la mission, Charles Renou et Auguste Desgodins choisi pour sa bonne connaissance de l’anglais. Trois semaines plus tard les trois Français furent bloqués à la frontière, à Tchamouto, où les autorités tibétaines leur refusèrent l’accès à leur pays. Pendant sept mois, ils s’acharnèrent en vain à négocier leur entrée. Le missionnaire lorrain en profita pour parfaire ses maigres connaissances linguistiques. « Je bûche le tibétain tant que je peux, raconta-t-il, et dans nos visites mandarines qui sont fréquentes et amicales, j’attrape bien des mots de chinois, de sorte que mon temps n’est pas tout à fait perdu. Quand le P. Renou va au prétoire, je lui sers d’aide¬de-camp, plutôt que d’aide, mais je dis mon mot de temps en temps ». Finalement, en mars 1862, Mgr Thomine¬Desmazures. découragé par ces palabres inutiles, prit le parti d’aller plaider sa cause à Pékin et demanda à ses missionnaires de se regrouper à Bonga, le seul poste fondé en territoire tibétain par Charles Renou quelques années auparavant. S’organisa alors entre ces hommes aux personnalités contrastées une vie communautaire qu’Adrien Launay décrivit plus tard en termes idylliques :

Tout le monde se lève à 5 heures. Vers 5 heures et demie, prière du matin. Après la prière, étude jusqu’à 7 heures, où a lieu le déjeuner, et puis les uns vont aux travaux manuels et les autres à l’étude. À midi, Angélus, dîner, et travaux jusqu’à 6 heures. Quand tout le monde est réuni, la prière du soir a lieu comme le matin, en thibétain et en chinois. Après le souper, il y a explication du catéchisme fait en thibétain par M. Desgodins, en chinois par M. Goutelle. À 9 heures, tout le monde doit être couché. Le dimanche, des instructions thibé¬taines plus relevées sont faites par M. Fage. […] Leurs classes ou leurs instructions achevées, les mis¬sionnaires aident les cultivateurs. Desgodins enlève les pierres ou fait la chaîne pour les jeter au torrent ; Goutelle arrache les mauvaises herbes et les racines et pendant les instants de repos, Durand lit à haute voix la vie des Pères du désert dont les labeurs et les privations encouragent les missionnaires. Les résultats ne se font pas attendre, et près des champs de sorgho on voit bientôt poindre des plantations plus importantes ».

Tracasseries administratives

Mais la relative prospérité des missionnaires, qui avaient su provoquer une vague de conversions dans les alentours de Bonga, renforça l’hostilité des lamas. En 1865, Bonga et ses annexes furent attaqués et détruits et les missionnaires durent se replier avec leurs ouailles de l’autre côté de la Salouen, en territoire chinois. Après s’être réfugié à Gunra avec un groupe de chrétiens Auguste Desgodins réussit à s’installer avec son confrère Félix Biet à Yerkalo où il acheta une misérable cabane. Peu à peu, en dépit de multiples tracasseries administratives, il réussit à se concilier les habitants du village et à renforcer son implantation. Après avoir consacré sa communauté à Notre-Dame du Sacré-Coeur en 1867, il put le 15 août 1873 procéder à la bénédiction de son nouveau domaine. « Nous sommes maintenant établis chez nous, écrivit-il aux directeurs de Paris, dans une grande et belle maison qui fait l’admiration de tout le pays.

Nous avons une belle chapelle de 21 pieds de long, 15 de large et 11 de hauteur. Elle a son sanctuaire et sa nef, son autel et son tabernacle, le tout en bois bien sculpté. Pendant la construction les lamas ont fait la mine, mais le peuple a bien aidé ». Quelques mois plus tard, de nouveaux troubles ayant éclaté, les missionnaires durent fuir vers le Sud avec leurs ouailles mais finalement Yerkalo ne fut pas attaqué et ils purent réintégrer leur poste resté intact.

Pendant toutes ces années, en dépit des multiples soucis de pastorale et d’installation, Auguste Desgodins avait mené de nombreuses études géographiques et ethnologiques. Après avoir publié plusieurs articles dans des revues anglaises sur la région du Haut Assam, il avait envoyé à la Société de géographie de Paris d’importants rapports sur les vallées supérieures de la Salouen, du Mékong et du Fleuve Bleu. Ces travaux lui valurent les palmes académiques en
1878 et en 1880 le prix Logerot. À Yerkalo, il s’intéressa particulièrement aux moeurs de la tribu des Mossos, persuadé que la connaissance des cultures locales était un atout pour l’évangélisation dans ces zones reculées. C’est ainsi qu’il s’opposa aux projets du nouveau vicaire apostolique, Mgr Chauveau, qui voulait former des institutrices tibétaines selon les critères chinois. « il n’est pas bon d’élever les jeunes Tibétaines à la chinoise, objectait-il, elles ne pourraient plus se plier ô la vie de leur pays et aucun Tibétain n’en voudrait en mariage ».

Les solitudes du Tibet

En 1874, Auguste Desgodins dut quitter Yerkalo pour le poste de Batang qui servait de procure et de relais entre Tatsienlou, le siège épiscopal, et les missions de la frontière. Le Lorrain remplit si bien les fonctions administratives et diplomatiques inhérentes à sa charge que Mgr Chauveau s’opposa à l’intention des directeurs de le rappeler à Paris pour siéger au Conseil en tant que représentant des missions de Chine. En 1878, quand pour la première fois l’évêque rencontra son missionnaire, il fit de lui ce portrait élogieux : « Je n’ai pas vu de missionnaire de son âge apostolique mieux portant que lui. L’esprit a encore toute la gaité de celui d’un jeune homme ; il y a chez lui une parfaite égalité d’humeur, abondance de petites histoires agréables, jointes à une maturité que tout le monde n’atteint pas. Il se peint bien dans ses lettres ; c’est l’homme de l’exactitude, de la richesse dans les détails et celui aussi qu’on nomme de grande lecture. On pouvait craindre que les solitudes du Tibet n’eussent un peu rouillé son esprit, mais il n’en est point ainsi ; c’est bien le lettré, le lettré cultivé, le lettré français. Il y a même chez lui une modération, pour ne pas dire une justesse d’opinion, qui a bien son prix dans un temps où les meilleurs esprits se divisent ».

En 1880 Mgr Félix Biet, nommé vicaire apostolique après la mort de Mgr Chauveau reprit l’idée de son prédécesseur de faire une nouvelle tentative d’entrée au Tibet par l’Inde. En raison de son expérience, Auguste Desgodins, nommé provicaire de la mission du Tibet-Sud, était tout désigné pour cette entreprise qui devait rester secrète pour ne pas attirer la méfiance des autorités. Il repartit donc pour Calcutta où il arriva le 5 septembre 1880. Sous le prétexte officiel de faire imprimer des manuscrits tibétains, il passa plusieurs mois dans la capitale du Bengale à se renseigner sur les possibilités d’entrer au Tibet jusqu’à l’arrivée d’Henri Mussot, le jeune confrère qui devait l’assister. Les deux missionnaires s’ins¬tallèrent à Darjeeling, au Sikkim, afin de cher¬cher dans les environs un endroit propre à leur installation, endroit qu’ils découvrirent enfin à Pedong, sur la rive gauche de la rivière Teesta. En attendant les autorisations que devaient leur délivrer l’administration britannique, les deux missionnaires partirent pour l’Assam, et remontèrent le cours de la Lohit sur les traces de leurs confrères, les PP. Krick et Bourry, qui avaient été assassinés dès leur arrivée au Tibet un quart de siècle auparavant. Puis ils retournèrent à Pedong et, une nouvelle fois, Auguste Desgodins se fit bâtisseur. Les travaux de leur résidence se terminaient à peine quand, en février 1883, Henri Mussot reçut l’ordre de se rendre dans les Marches Tibétaines. Il fut remplacé au mois d’août par le jeune Jean-Marie Hervagault qui aida son supérieur à construire un nouveau presbytère tandis que l’ancienne maison devenait une école. En janvier 1885, arriva un nouveau missionnaire, Louis Saleur, qui fut fort impressionné par la personnalité de son supérieur. « Malgré ses cinquante-huit ans, il est robuste comme un chêne et
me fait prendre bien des suées à vouloir le suivre dans ses courses en montagne. C’est surtout un grand missionnaire et un grand savant. Oh Il fui arrive malgré cela d’employer parfois des expressions peu académiques, mais c’est toujours pour rire et faire rire ». « Mes enfants, répète-t-il toujours, soignez-vous bien, car ça coûte cher un missionnaire ! ».

En décembre 1885, lors de la bénédiction de la chapelle, les missionnaires célébrèrent le baptême des deux premiers convertis, un vieux papa de cinquante-huit ans et sa plus jeune fille de huit ans et demi ». Voilà un an entier que nous les instruisons et nous les préparons, raconta Auguste Desgodins. Je laisserai faire le baptême aux jeunes et moi je donnerai ensuite le sacrement de confirmation ». Cependant, malgré sa robuste santé et son humour toujours intact, il commençait à ressentir une profonde usure morale. En avril 1886, alors que le P. Hervagault atteignait ses trois années de probation, il demanda à Mgr Biet d’être déchargé de sa double charge
de provicaire et supérieur de la mission du Tibet-Sud au bénéfice de son jeune confrère. Si vous croyez que ma présence sera unegêne pour le futur supérieur de Pedong, précisait-il, je suis prêt à aller demander asile à Hong-kong, ou à retourner chez vous comme simple missionnaire ». Les deux années suivantes, un conflit armé anglo-tibétain dans la région de Pedong détourna le Lorrain de ses préoccupations personnelles. N’ayant toujours pas de réponse de Mgr Biet, il demanda un congé exceptionnel pour rentrer en France afin d’in¬téresser les sociétés savantes de la métropole à l’impression du volumineux dictionnaire tibétain-latin-français dont il faisait la synthèse à partir des recherches que ses confrères accumulaient depuis près de quarante ans.

Grammaire tibétaine

Il partit à la fin de 1889 et se rendit tout d’abord dans sa Lorraine natale où il fit plusieurs conférences et fut nommé chanoine honoraire de la cathédrale de Verdun. À Paris, il s’employa à visiter tous les milieux susceptibles d’aider sa mission. Je travaille comme un nègre, écrivit-il à Mgr Biet, pour essayer d’intéresser les Français ou Tibet ». Le 18 mars 1890, la Société de géographie lui attribua le prix Dupleix, réservé aux pionniers qui ont ouvert de nouvelles routes au commerce et à la civilisation en Asie. Peu après, la nouvelle de la mort du P. Saleur, décédé d’une crise cardiaque à l’âge de 29 ans, le poussa à hâter son départ. Le 12 août, après un mois et demi à peine de voyage, il était de retour à Pedong. La communauté s’était agrandie par la conversion de plusieurs Népalais, plus sensibles au message chrétien que les Bhoutanais. En 1891, le P. Hervagault quitta Pedong pour fonder un village chrétien, Maria-Basti, peuplé d’orphelins parvenus en âge de se marier et de néophytes. Auguste Desgodins resta à Pedong où il accueillit le P. Douesnel en 1892 et le P. Durel en 1894.

Conscient de ne plus être indispensable à sa mission ainsi nourrie de sang neuf, ii partit pour Hongkong afin de procéder à l’édition du dictionnaire tibétain-latin¬français à l’imprimerie Nazareth que le P. Rousseille avait fondée dix ans plus tôt. Ce travail monumental de mille quatre-vingt-neuf pages lui prit cinq ans d’un labeur acharné, la couverture étant mise sous presse le 10 sep¬tembre 1899. « Après le Dictionnaire, avait-il écrit à un ami de Verdun, il y aura encore autre chose que je prépare dans mes moments de loisirs. Ils ne sont pas nombreux car, dès que je ne suis pas occupé à l’atelier, je monte au magasin et là j’empile des feuilles imprimées, ou je fais des paquets, ou des caisses de livres. Bref, je fais le manoeuvre de l’imprimerie et cet exercice, suivi d’une petite pro-menade le soir, entretient une bonne santé, si bonne que je ne vous en souhaite pas une meil¬leure ». Il s’attela donc ensuite à l’impression du catéchisme et de la grammaire tibétaine qu’il avait lui-même com¬posé puis à celle de divers ouvrages commandés par le nouveau vicaire apostolique, Mgr Giraudeau.

En 1803, The famous father Desgodins, comme l’appelaient les Anglais, revint à Pedong. Il y passa les dernières années de sa vie dans une retraite discrète, troublée cependant par les nouvelles du massacre de quatre de ses confrères dans les Marches en 1905, alors que la situation politique du Tibet devenait de plus en plus confuse. En 1910, il vit passer à Pedong le XIIIe Dalaï-lama qui fuyait son pays. Trois ans plus tard, le 4 mars 1913, le doyen des Missions Étrangères, âgé de 87 ans, s’éteignit des suites d’une pneumonie et fut enterré au chevet de l’église de Pedong, en bordure de la route qui conduit au Tibet, ce pays pour lequel il avait tant oeuvré mais qu’il n’avait jamais pu atteindre.

 Françoise Fauconnet-Buzelin, chargée de recherche aux MEP – Missions Etrangères de Paris N° 541 – septembre 2018

dmc