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DEUXIEME VISITE HIVERNALE AU COL DE LATSA

11 -16 mars 1935.

Depuis quelques jours un ciel sans nuages égaie la vallée du Mékong. Dans un petit village de cette vallée. depuis le mois de novembre dernier, l’un de nous occupe le poste d’un missionnaire appelé provisoirement ailleurs. La longue chaîne de montagnes fermant à l’ouest le bassin du Mékong fait étinceler sous le grand soleil tous ses névés et ses crêtes enneigées. Comment un Bernardin ayant à ses côtés un compagnon montagnard lui aussi, pourrait-il résister à l’attirance de ces cimes? Bien plus, à quelques heures seulement de notre maison s’ouvre le vallon de Latsa qui nous accueillit si mal l’hiver passé. Entreprendre à deux une telle expédition n’est certainement pas l’idéal, mais en ce moment il nous est impossible de compter sur un troisième compagnon et il faut profiter du beau temps.

Lundi Il mars. — On voyait, ce matin-là, longeant le Mékong, deux cavaliers très barbus, suivis d’un mulet portant entre autres marchandises, deux sacs tyroliens pleins à craquer et deux paires de skis pliants. Nos trois mulets n’ayant pas mis en vigueur, pour la traversée du fleuve, le cérémonial dangereux et compliqué de l’an passé, nous nous trouvons sans perdre trop de temps sur la rive droite du Mékong où débouchent les vallons descendant du col de Latsa.

( Même jour, 5 heures du soir. 1 Nous voici déjà au dernier village. celui de notre ami, le chef Diangba. La question du logement se règle d’elle-même : nous descendons et sommes reçus à bras ouverts dans la famille mi-tibétaine et mi-lissou de Diangba.

Le chef est à peine mis au courant de notre projet qu’il nous promet déjà d’envoyer dans quatre jours deux porteurs à notre rencontre : agréable perspective qui achève de nous mettre à l’aise.

Mardi 12. — Sans rencontrer de sérieux obstacles, nous avons arpenté ce matin le sentier en zigzag qui nous a élevés jusqu’au dessus d’un bel alpage à 3.200 mètres environ. C’est ici, à l’entrée d’une majestueuse forêt de sapins que la neige nous attend. Muletiers et mulets ont hâte de redescendre avant la nuit dans la vallée. De notre côté nous nous enfonçons dans la solitude pour aller le plus loin possible chercher ” le pont de Paris ” sous lequel nous passerons la nuit.

Vu notre manque d’entraînement, sacs et skis nous paraissent très lourds, ( chacun de nous est lesté d’une charge de 30 kilos au moins) ; excellent exercice pour inaugurer le Carême. L’état de la neige et la connaissance que nous avons du pays nous permettent d’avancer rapidement. A l’heure du bivouac, nous nous trouvons en face d’une grande paroi de rochers à pic, ce qui nous arrache une joyeuse exclamation : ” déjà là ! ” Nous savons en effet que de cet endroit jusqu’au col, la distance n’est pas considérable. Nous délibérons un instant pour savoir s’il est mieux de bivouaquer en deçà ou au delà des rochers. Le sentier enjambe le précipice au moyen de trois longues poutres juxtaposées formant un pont élas¬tique où manque le réconfort moral d’un garde-fou. En été, ce passage n’offre aucune difficulté: on se contente d’admirer un instant le viaduc et on le franchit en remerciant en esprit le missionnaire qui l’a construit. En hiver, c’est une autre question : la neige s’accumule sur les trois poutres et le skieur doit être attentif à ce passage et il ne songe à remercier le constructeur qu’un peu plus loin, lorsqu’il sent sous ses planchettes une base plus stable. Ce soir la neige est encore molle, demain matin elle sera durcie, trop dure même au gré du skieur et pas assez consistante pour un piéton. Nous irons donc, ce soir, au delà des rochers, d’autant plus volontiers que l’un de nous, après une courte reconnaissance, a trouvé un peu plus haut un endroit sec et à l’abri du vent.

Même jour, 8 h. du soir ). Voyant le ciel si bien étoilé, nous avons jugé inutile de tendre un toit sur nos têtes. Couchés côte à côte au travers du chemin, nous observons avec un intérêt compréhensible la lutte des vents de l’est, messagers du beau temps, contre les vilains nuages noirs qui soudain ont fait irruption sur la nasse de Latsa et qui maintenant viennent dans notre direction en ne nous promettant rien de bon. Voici que l’armée de ces nuages noirs livre de furieux assauts, lançant ses avant-gardes jusqu’au-dessus de nos têtes mais l’est, la Chine, comme nous disions—tient toujours bon.

Mercredi 13 mars. — Hourrah ! la Chine est victorieuse, un beau ciel bleu nous invite à boucler prestement nos sacs. Vers 9 heures nous atteignons le promontoire sur lequel nous avions établi, l’an passé, notre campement le plus avancé. Un petit frisson nous court dans le dos en songeant à cette nuit, passée là, sur ce promontoire. La demeure était pourtant spacieuse niais la ventilation y était exagérée. Aujourd’hui nous irons creuser notre gîte beaucoup plus haut, sur l’emplacement même de l’hospice, si possible. Et louvoyant entre les rhododendrons géants aux trois quarts enfouis sous la neige, nous nous élevons encore d’un étage sur le second plateau. Ici, dans un recoin bien abrité, nous croyons avoir trouvé l’endroit idéal pour notre bivouac. La terrasse terminus est tout proche, nous voulons aller de suite voir là-haut, s’il est possible de nous y installer convenablement. Nous enjambons les vagues immobiles d’une grosse avalanche dont nous apercevons nettement le point de départ marqué par une imposante cassure sous le faîte de la grande arête terminale. Vraiment, cette avalanche ne le cède en rien aux plus belles que l’on puisse voir sur les Alpes. Mais l’heure n’est pas à la poésie ! Notons avec plaisir que pour atteindre notre but, il est très facile d’éviter cette zône réservée aux avalanches.

( Midi) Nous débouchons sur le plateau ” terminus “, emplace-ment de l’hospice. Grâce au beau temps, l’endroit nous paraît moins rébarbatif que l’hiver dernier. D’un coup d’oeil circulaire nous avons vite estimé qu’ici l’installation du campement nous demanderait beaucoup plus de travail qu’au plateau inférieur. Or nous n’avons ni forces ni temps à gaspiller. Redescendons vite la côte et installons-nous un peu plus bas. Ça y est ; la hutte est creusée, la provision de bois assurée et un repas sommaire avalé, nous sommes libres ! Il nous reste assez de temps pour tenter dès ce soir une excursion au col. Nous rejoignons l’itinéraire d’été et nous constatons que cette voie est impossible à parcourir en hiver. Cependant grâce aux conditions exceptionnellement bonnes dont nous jouissons aujourd’hui, nous réussissons à le suivre pendant un certain temps. Nous ne sommes plus qu’à une trentaine de mètres au-dessous de la grande arête, et précisément à cet endroit il n’y a pas de corniche barrant l’accès du sommet. Deux zigzags, et un nouveau monde s’étale sous nos yeux : spectacle bien impressionnant en vérité. Une lourde nappe de nuages noirs s’étend à l’infini, du nord au sud, sur la chaîne que nous occupons et couvre en grande partie la vallée de la Salouen. Cette vallée, comme un gouffre, s’ouvre à 2.500 mètres de profondeur. Le soleil perçant les nuages, plonge çà et là de puissants faisceaux lumineux, éclairant le paysage comme des phares d’auto dans la nuit, nous permettant de distinguer un bout de fleuve tout au fond du gouffre. Peu de neige sur le versant Salouen, peu de neige aussi sur la chaîne parallèle derrière laquelle coule l’Iraouaddy. Au delà de cette chaîne, on devine un ciel tout bleu illuminant la Haute Birmanie. Il se fait tard et un vent glacial souffle sur le col. Nous nous laissons glisser sur les pentes pour rentrer au campement.

Jeudi 14 mars. — La nuit a été excellente. Seulement une petite alerte vers minuit : une chute soudaine et bruyante de grésil nous a obligés à agencer un peu mieux notre plafond de toile. Bien reposés, nous sommes prêts à remplir la tâche que voici ; trouver la voie la plus sûre pour franchir le col de Latsa en hiver. Cette voie, nous l’avions déjà fixée approximativement lors de notre première visite, aujourd’hui nous allons la suivre d’un bout à l’autre.

De terrasse en terrasse, nous atteignons un contrefort qui nous conduit directement et sans danger sur la grande arête ( 3.850 m. ) séparant les bassins du Mékong et de la Salouen. L’arête escaladée. il ne reste plus qu’à la suivre jusqu’au col. Par le beau temps, c’est une promenade, mais le beau temps est une exception dans ces parages. Il nous faut donc prévoir une ligne de pieux indicateurs pour jalonner la piste à suivre, afin d’éviter les crevasses ou autres casse-cous. L’itinéraire d’été n’est pas praticable en hiver. Il faut remonter au Nord de la passe jusqu’à une cime voisine, d’où part sers la Salouen un puissant contrefort en dos d’âne. Le chemin muletier rejoint cette arête secondaire à quelque deux cents mètres plus bas. Il suffit donc de s’assurer que de la cime où nous sommes on peut facilement rejoindre le sentier en question. La descente s’est révélée une bagatelle et de la sorte l’itinéraire d’hiver est définitivement tracé. Notre expédition a donc parfaitement réussi. Deo gratias !

Les observations faites hier et aujourd’hui n’ont fait que confirmer celles de l’an passé : couche uniforme de 2 à 3 mètres de neige, bien tassée, facilité de parer à tout danger d’avalanche, passage du col possible, même aux plus mauvais jours d’hiver.

P. COQUOZ  c.r..

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