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LA VIE ET LA MORT DE CHICHI POLO-1

 En juin 1933, je fais, en compagnie du Père Coquoz, mon premier voyage dans la vallée de la Salouen. A la mission de Bahang, chez le Père Georges André, je fais la connaissance du héros de cette histoire.  Il a alors 6 ans. C’est le fils d’un aventureux vagabond thibétain et d’une jeune chrétienne de la mission. Il n’est certainement pas ce que l’on appellerait «un gamin mi-gnon». Plutôt petit pour son âge, les cheveux coupés court, des dents éclatantes dans un visage maigre et très brun, des yeux pétillants d’intelligence et parfois de malice.

A son baptême, on lui a donné le nom de Paul, «Polo»; pour le distinguer des autres Paul du pays, on fait précéder son nom de celui de sa mère, qui s’appelle Chichi. Au cours du récit, je l’appellerai «Polo», histoire de ne pas faire de chichis. A la mission, il remplit la fonction de petit berger, conduisant au pâturage les deux gros mulets et les trois vaches du Père André. Au cours de la semaine que nous pas-sons à Bahang, je ne tarderai pas à m’apercevoir et à m’en amuser, que le gosse imite avec un don parfait — tout au long du jour — le comportement d’un Thibétain âgé: sa démarche, ses mouvements sont mesurés, comme empreints d’une certaine dignité. Il obéit sans empressement aux ordres du Père et du cuisinier.

Il parle lentement, clairement, sa politesse est empreinte d’une certaine obséquiosité typiquement thibétaine. Jamais il ne joue avec les autres garçons, les observant de loin, d’un air un peu méprisant. C’est amusant de constater comme il maintient la discipline dans son petit troupeau, sans jamais courir après les bêtes, sans s’énerver, mais en se faisant obéir à coups de cailloux bien ajustés! Il sourit rarement, ne rit jamais. Le Père André, qui s’est aperçu que j’observe son petit berger, me dit: «Vous allez voir le culot de ce moutard!» Fort de ses sept ans de service militaire, dont quatre comme adjudant dans l’armée française, le Père a conservé une voix de stentor et un vocabulaire pittoresque. Sous un quelconque prétexte, il fait éclater sur la tête du gamin une de ses imprécations favorites: «Cent trillions de ca-gneux!» J’ai vu des adultes plier sous le poids des décibels émis par le Père André. Polo n’est pas le moins du monde impressionné! Il lève les yeux vers la grande barbe noire et dit calmement: «Que le Père veuille bien ne pas se mettre en colère…» Lorsque je connaîtrai mieux les paroissiens de Bahang, plus tard, je reconnaîtrai aisément les vieux notables qui lui ont servi de modèle! En juillet de l’année suivante, en 1934, je reviens à Bahang avec la mission de construire une barque pour le Père, qui refuse de traverser le fleuve en glissant sur un câble de bambou, comme tout le monde, prétendant qu’avec ses 120 kilos il est trop lourd… oubliant que sur les mêmes câbles on fait passer des chevaux, des mulets, des bovins, tout de même plus lourds que lui. Le Père Melly m’a donc mis à sa disposition pour construire une espèce de ponton. J’ai l’intention de copier un ponton militaire suisse. Les mesures exigées par le Père André sont: 5 mètres de long, 2,50 mètres de large, ce qui est énorme comparé aux embarcations locales. Passage d’un pont de corde En arrivant à Bahang, je suis pris d’une grosse crise de colère en trouvant mon Polo couvert de gale, des pieds à la tête. Il ne s’agit pas d’une infection récente, certains boutons étant déjà de véritables petits abcès. Je suis tellement furieux que je reproche au Père André de prendre davantage soin de la santé de ses choux que de celle de ses gens! Et je l’informe de mon intention de commencer le traitement sans tarder. Sur quoi il me souhaite, en grommelant, beaucoup de plaisir. Deux fois par jour, je soumets le gamin à un nettoyage minutieux au savon de Marseille, puis je le badigeonne au pétrole. Je lui fais mal, je dois même lui faire très mal à un certain moment. Mais il ne manifeste aucune crainte, aucune protestation, aucun signe de souffrance. Les larmes au coin des yeux, il me sourit. J’admire vraiment le courage, le stoïcisme de ce gosse. Au bout de trois semaines, il est complètement guéri. En attendant d’ouvrir mon chantier naval au bord du fleuve, à Pondang, à quatre heures de cheval de Bahang, je m’attaque, imprudemment, à la grotte de Lourdes, que le Père André projette de construire depuis des années. Il a fait venir de France une belle statue, mais il ne s’est jamais attelé à ce travail. Je regretterai par la suite la décision un peu rapide que j’ai prise, pour lui faire plaisir, de lui creuser sa grotte dans un talus vertical, situé tout près de l’entrée de la mission. Ce travail est peut-être le plus dur que j’aie entrepris de ma vie. Lorsqu’il n’est pas au pâturage avec les bêtes, Polo ne me quitte pas. Il charge des pierres dans la brouette que j’ai fabriquée, il m’apporte des bols de bière de maïs, il me sourit… Puis nous fêtons la bénédiction de la mission de Tchronghteu, terminée par le Père Genestier. Les Pères du Mékong sont venus pour cette circonstance et après les festivités, je m’attaque à mon ponton. C’est encore un travail qui m’occasionnera pas mal de peines, de soucis et qui sera totalement inutile! A fin novembre — début décembre, je fais quelques traversées spectaculaires avec un équipage de quatre jeunes Thibétains, en présence d’une foule de spectateurs admiratifs. Mais le Père André, appelé d’urgence pour assister à un procès concernant l’héritage de son père, part pour la France. Il quitte ainsi la mission pour deux ans et il ne se servira jamais de la fameuse barque. D’ailleurs personne n’a jamais eu l’idée de se servir de ce gros meuble pour traverser le fleuve, ni les missionnaires, ni les indigènes. Mon ponton reste donc abandonné sur le sable jusqu’au jour où le Père Bonnemin, qui a remplacé le Père André à Bahang, le transformera en une grosse cage à lapins! Triste fin pour ma carrière de constructeur naval! Lors d’une visite en 1936 et en 1937 à Bahang, Polo me témoigne une reconnaissance affectueuse. Puis en 1938, le Père Burdin de-vient curé de Bahang. C’est un Sa-voyard, fils de fromager, qui ne tient pas à se priver de reblochon! Comme nos vaches ne donnent guère plus de 3 décilitres à un demi-litre de lait par jour, il augmente considérablement son trou-peau. Du coup, Polo trouve le travail trop pénible et retourne dans la famille de sa mère. A partir de ce moment, sa réputation va aller en se dégradant. J’apprends qu’il est devenu un chenapan, désobéissant, menteur, voleur et piquant à la moindre occasion des crises de colère fulgurantes. En 1942 il disparaît, au Thibet, peut-être à la recherche de son père qui depuis longtemps est retourné jouer au matou sur le Toit du Monde! L’année suivante, je disparais à mon tour en Birmanie du Nord. Comme Marlborough, je pars en guerre, ne sachant si je reviendrai à Pâques ou à la Trinité.Nous réapparaissons tous les deux en 1946, considérablement enrichis, moi en matériel médical, Polo en objets divers, d’origine chinoise ou thibétaine. Sur l’origine de ses richesses, il vaudra mieux ne pas être trop curieux. Nous faisons évidemment un usage très différent de nos trésors: je plonge mes aiguilles hypodermiques dans des corps presque impossibles à désinfecter, je distribue pilules et comprimés. Polo fait un usage plus romantique de son trésor qui, offert en cadeau, lui vaut la main de la plus jolie fille, non seulemnt de la mission, mais, à mon avis, de la vallée et même au-delà. Si je fais défiler sur l’écran de ma mémoire les jolies demoiselles que j’ai eu l’occasion de voir au cours de mes années d’Orient, parmi les jeunes personnes d’origine, de race variées rencontrées, Amo – c’est son nom – figure dans le peloton de tête. Un peu plus grande que son mari, svelte, toute en souplesse, son visage d’un joli brun doré, des dents blanches dans une bouche bien dessinée, un nez droit et fin, des lèvres qui vibrent à chaque émotion, des cheveux à la Jeanne d’Arc, surmontés d’un petit turban, elle porte un costume composé d’une jupe plissée et d’une blouse étroite en chanvre gris clair. Elle est vraiment ravissante. Je suis sûr que même à Lausanne, sur le Grand-Pont, les jeunes gens se retourneraient sur son passage !  Etant parti pour la foire annuelle de Likiang, je n’assiste pas au mariage et c’est dommage car j’aurais voulu voir la tête du Père André! Il déteste Polo en qui il a trouvé son maître en matière de crises de colère et il a dû célébrer l’office très à contrecoeur, avec une tête de circonstance. Il se fait certainement du souci quant à l’avenir de sa jolie paroissienne, non sans raison. Après le mariage, le jeune couple disparaît. (à suivre)