LE MAITRE DES CYMBALES-3
Retour à la lamaserie (suite et fin) Le lendemain matin, le sorcier Djidjrou part pour Dara. Il revient deux heures après et il se précipite sur moi en m’injuriant violemment.
Il me traite de traître: lui, chrétien, je ne l’ai pas défendu, j’ai manqué à mon devoir. Etant le Sien-Sien, un maître étranger, de la Mission, j’aurais dû intervenir énergiquement, mais je n’ai rien dit, rien fait, je ne suis bon à rien. Je m’énerve à mon tour et lui expli-que qu’il est le fautif dans tout cela: il a tellement menacé, exploité toute cette peur à son profit qu’il n’a qu’à s’en prendre à lui-même si, maintenant, il est puni.
Car il est puni: le mandarin l’a simplement expulsé, lui intimant l’ordre de quitter la vallée de la Salouen, c’est-à-dire la sous-préfection de Kongchan, donc la nôtre.Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette façon de juger une affaire de diable, alors je fais seller mon cheval et pars pour Dara.
Je discute avec le mandarin de choses et d’au-tres, puis j’en viens au procès: — «Ça m’étonne de la part d’un magistrat avisé comme toi, d’un homme qui a beaucoup voyagé, qui a même travaillé à Shanghai, je m’étonne qu’un homme comme toi puisse encore croire à ces histoires de démon.»Le mandarin est vexé, il dit:—«Mais je n’y crois pas du tout.» Du moins c’est ce qu’il prétend.—«Alors, pourquoi chasses-tu Djidjrou?»—«Pour lui sauver la vie, sinon ils le tuent, les lamas le tueront. Il a déjà failli se faire tuer s’il avait été à la maison quand le père de l’enfant est venu. Il faut qu’il parte, sinon ils vont certainement le tuer.» Je ne peux pas lui donner complètement tort. Et puis il a pris une décision et changer d’opinion lui ferait perdre la face. Et c’est la der-nière des choses à faire pour un Chinois, perdre la face! Pour le moment je ne sais pas trop quoi penser. Je reste à souper avec lui et je rentre. Et j’apprends, à ma grande stupéfaction, que peu après mon départ pour Dara, Djidjrou est parti, accompagné de ses deux fils en direction de la frontière thibé¬taine, de la province du Tsarong. Ma réaction est pareille à celle de mes garçons: nous sommes contents d’être débarrassés du sorcier, mais fortement peinés d’avoir perdu notre gentil copain André. Il est trop tard pour leur courir après, afin de récupérer le gamin, mais je me promets bien de ne pas en res¬ter là, de faire en temps voulu des recherches pour savoir où ils ont atterri. En attendant, un nouvel ennui se présente. Dès le surlendemain, Ma-rie vient m’annoncer que les lamas ont décidé que la maison de Dji-djrou devait être brûlée pour que le diable s’en aille définitivement et que elle et son mari ont déménagé dans une petite ferme abandonnée, à Tchrongteu, tout près de la Mission, mais que sa mère refuse de déménager. Alors là, je suis pris d’une grande colère. Il s’agit d’une belle maison thibétaine, en parfait état. Les Thibétains ne se lavent pas mais, ordi-nairement, ils entretiennent bien leur maison. Habituellement, je ne me mêle pas de leurs superstitions, mais je ne veux pas laisser brûler cette maison, au risque de me brouiller avec les lamas, même avec le mandarin. Alors, remon¬tant à cheval, je repars pour Dara. J’arrive à pic. Le mandarin est en conférence avec le lama Kieuzong et cinq de ses confrères et j’ai l’im-pression qu’il est presque con-vaincu qu’il doit laisser brûler la maison. Je le salue tout juste poli-ment, et lui déclare sèchement qu’au cas où la maison serait brû-lée, je serai obligé de faire un rapport au Gouvernement provincial pour dénoncer la destruction d’une maison d’habitation en bon état. Monsieur Jen le mandarin ne sait que trop bien qu’à Kunming, la capitale, il y a un gouverneur qui aime beaucoup recevoir des accusations, qui lui permettent de rap-peler un mandarin pour vendre sa place à un nouveau. Alors il réagit et violemment. Sa main disparaît à l’intérieur de sa robe et réapparaît armée d’un beau pistolet automati-que, qu’il pointe sur l’estomac de Kieuzong, en hurlant: «Si tu m’ennuies une fois encore avec cette maison, avec ce diable, je te tue.» Nous sommes tous plutôt stupéfaits et Kieuzong et les lamas s’en vont tout penauds. Le mandarin se calme, m’offre du thé et des cigaret-tes, et me dit: «Ils exagèrent vraiment!» La compagnie de la vieille sorcière, femme de Djidjrou, doit être bien pénible. Sa fille Marie et son gendre refusent de revenir vivre avec elle. Ils restent dans la petite ferme de Tchrongteu. Marie vient tous les jours préparer à manger à sa mère, mais retourne chez elle. Par ailleurs, la vieille tombe mala-de, ne sort plus de chez elle et ne veut pas que je vienne la voir. Un jour de mai, la vieille fait à la popu-lation le plaisir de mourir. C’est alors que je peux mesurer la puis-sance des superstitions en pays ti-bétain. Qu’aucun païen ne veuille approcher de la maison, je le com-prends, mais que dans notre petite communauté chrétienne, ni homme, ni femme n’accepte d’appro¬cher de la morte, ça je ne le com¬prends pas. Sa fille est prudemment partie se cacher. Mes propres gens m’opposent pour la première et la seule fois dans notre vie com-mune un silence embarrassé et obstiné. Alors je sors mes outils. J’ai fabriqué toutes sortes de meubles dans ma vie, mais c’est mon seul cercueil. Je ne prends pas la peine de le vernir, ni de le capitonner. Je l’emporte à la maison de Djidjrou, j’enroule la vieille dans un drap de chanvre, la dépose dans le cercueil et cloue le couvercle. Evidem¬ment, je perds la face mais je suis trop furieux pour m’en soucier. Les chrétiens ne se font pas trop tirer l’oreille pour creuser la tombe dans le petit cimetière de Tchrongteu, mais il faut que je pique une bonne crise de rage pour qu’ils acceptent de porter le cercueil au cimetière. Le Père Li considère la défunte comme une apostate, alors je récite quand même une prière… Avant même de quitter la vallée de la Salouen cette année, j’ai déjà appris que Djidjrou et ses fils se sont installés à la lamaserie de Kampou, dans la vallée du Mé-kong, une lamaserie que je connais bien, où j’ai été plus d’une fois. Je m’y rends dès ma sortie de la Sa-louen et demande à voir Djidjrou et ses fils. Le sorcier se présente avec Joseph qui porte des vête¬ments de lama novice. Il prétend qu’Andrea est à la montagne avec le troupeau de la lamaserie. Au cours des deux, trois années suivantes, je me présente régulière-ment à la lamaserie, mais je n’arrive pas à voir Andrea ni à avoir de ses nouvelles. J’apprends pour finir que Djidjrou a été chassé de la lamaserie, que Joseph est lama, mais autour d’Andrea s’est établie une conjuration du silence que je ne parviendrai jamais à percer. La maison de Djidjrou reste vide pendant quatre ans, puis l’aîné de mes garçons, Luca, s’y installe après son mariage avec sa jeune épouse. Marie et son géant restent à Tchrongteu dans la petite ferme. Lorsque le Père Emery et moi quit-tons Tchrongteu pour toujours, en mai 1952, les deux couples n’ont pas eu d’enfant.Je n’ai jamais revu André avant que la grande vague rouge ne disperse tout le monde. Robert CHAPPELET