Le temps des colères (1)
Pour ne pas changer, j’emmène le lecteur dans la vallée de la Salouen, plus exactement dans la partie de la vallée voisine de la province thibétaine du Tsarong. Dans les années 1920, le gouvernement chinois fait de cette partie de la vallée une sous-préfecture du nom de Konchan, administrée par ce que nous appelons un mandarin.
Auparavant, elle faisait partie du domaine de successivement deux roi¬telets indigènes de la vallée du Mékong. Jusqu’au début de notre siècle, les vrais maîtres de la vallée étaient les Tibétains du Tsarong. Régulièrement, ils venaient prélever des tributs, capturer des esclaves, surtout lissous.
Cette situation va changer avec l’arrivée, dans la vallée, d’un Auvergnat dont la taille ne dépasse pas 1 m 60, ni le poids 50 kg. C’est le révérend Père Génestier des Missions étrangères de Paris, un homme sans peur et sans reproche, qui ne craint pas grand-chose, mis à part, bien sûr, le Bon Dieu! Comme son apostolat rencontre un succès certain chez les Loudze de Bahang et environs, les lamas qui ne se sentent pas de taille à le faire eux-mêmes demandent à leurs amis thibétains de venir chasser l’étranger. Une bande de 150 guerriers bien armés arrive par le col du Solonla. A leur grande stupeur, le Père Génestier et ses nouveaux chrétiens les reçoivent à coups de carabine Wincester et d’arbalètes… Les Thibétains se retirent à la lama-serie de Tchrongteu, y dévorant les réserves de vivres et les lamas, eux, s’en mordent les doigts. Au bout de quelques jours, ils envoient une députation supplier le Père de permettre à leurs hôtes, devenus indésirables, de rentrer chez eux. C’est que le Père garde les ponts de cordes et les câbles de bambou qui seuls permettent de passer sur le col, car par la rive droite il est impossible de remonter au Tsarong. Des parois verticales montent du fleuve vers des sommets neigeux. Le Père pose une condition: que tous ces Tsaronnais signent un document par lequel ils déclarent ne jamais plus revenir dans ce qui est devenu sa vallée, pour molester les habitants, ne plus prélever de tributs, ne plus capturer d’esclaves, à jamais. En désespoir de cause, les Thibétains acceptent. J’ai eu entre les mains ce document. Il porte en guise de signatures surtout des empreintes de pouces barbouillés d’encre. Jamais ce traité ne sera violé par les Tsaronnais, non certes par honnêteté, mais plutôt par crainte superstitieuse du petit missionnaire qui semble bénéficier du secours d’un dangereux démon. C’est la seule façon d’expliquer honorablement leur déroute. En 1905, lors de la sanglante persécution au cours de laquelle les missionnaires de la vallée du Mékong perdront la vie, les Thibétains du Tsarong refuseront sèchement de venir au secours des lamas de Tchrongteu. Et c’est le Père Génestier, à la tête de 500 Lissous, qui restera maître de la situation. Les Thibétains n’osant plus aller prendre des esclaves, n’ayant par ailleurs pas envie de travailler eux-mêmes, en achèteront doréna¬vant.(Fin de la notice historique) Un jour d’automne 1940, trois hommes, un Thibétain et deux Lis-sous, en route pour le nord, se reposent un moment dans la cour de la mission de Tchrongteu. Le Thibé¬tain est le dénommé A-Ho, un homme d’environ 35 ans, trapu, bien bâti ; le visage serait agréablle sans le regard insolent. Sa profession : marchand d’armes et d’esclaves. Quand il n’est pas sur quelques mauvais coups, il réside à Tsechong, dans la vallée du Mékong, tout près de la mission catholique. Ses deux compagnons, deux jeunes Lissous, ignorent qu’ils représentent la marchandise qu’il va livrer à des clients au Tsarong. Comment a-t-il décidé les deux gars à l’accompagner en pays thibétain? Sans doute à l’aide d’une des nombreuses histoires qu’il a en stock, qui sont les appâts dont il se sert auprès des Lissous naïfs et aventureux. Par exemple, il décrit avec enthousiasme les troupeaux de gibier qui se promènent sur les alpages du Tsarong… les bans de gravier au bord du fleuve qui recèlent des pepites d’or grosses comme des petits pois… les terrains de montagne qui n’ont besoin que de quelques coups de pioche pour livrer de riches récoltes de maïs ou de sorgho. En réalité, les pauvres types vont se trouver en train de piocher dans les champs des Thibétains, de porter de lourdes charges de bois, de tourner des meules ou de nettoyer les écuries de leurs maîtres. La nuit, ils seront enfermés dans des étables sans fenêtres, ils seront nourris comme des cochons dans des auges, à même le sol. Et toujours gardés par des hommes armés. On raconte que bien des Lissous sont morts lors de tentatives désespérées de fuite. Avant de repartir, A-Ho saisit son fusil et, sans doute pour impressionner ses compagnons, épaule et fait feu… sa balle vient percer la croix d’ardoise qui surmonte la porte de l’église. Le cuisinier et sa famille assistent épouvantés au sacrilège, mais se gardent bien de protester. Les changements de poste des missionnaires, dus à l’assassinat du Père Nussbaum, font qu’il n’y a plus de résident à Tchrongteu. Moi-même, je suis à Yerkalo avec le Père Goré. Ce n’est qu’en juin de l’année suivante, donc en 1941, que je reviens à Tchrongteu. Les chrétiens me racontent, toujours profondément scandalisés, le crime du marchand d’esclaves et me disent leur conviction que Dieu ne tardera pas à le punir sévèrement. Je demande si A-Ho est redescendu du Tsarong et, à ma grande surprise, j’apprends qu’il est tout près. Il est l’hôte d’un lama du Peudjrong, de l’autre côté du torrent. Je saute à cheval et file au galop pour le prétoire du mandarin, à Dara, que j’atteins en une demi-heure. M. Jen, sous-préfet, que je connais depuis des années, est tout de suite d’accord de faire appréhender le marchand d’esclaves. Flairant sans doute une bonne affaire, il expédie son lieutenant chinois, avec quelques hommes de la garnison indigène et, trois heures après, A-Ho est dans la prison, les fers aux pieds. Couchés sur le lit à opium, le mandarin et moi discutons des suites à donner à cette affaire, lui fumant son opium, moi mon tabac! M. Jen me déclare que, dans la République chinoise, le commerce d’esclaves est puni par la mort, mais qu’il n’a pas l’autorité pour faire exécuter les sentences, mais que dès le lendemain matin il enverra un courrier rapide à la capitale pour aller chercher les autorisations nécessaires. Je de-mande combien de temps cela prendra. Après un rapide calcul mental, il me dit qu’il faut compter, au mieux, deux mois. Je sais alors, qu’en ce qui concerne la justice chinoise, A-Ho pourra vivre jusqu’à un âge avancé. Et je rentre chez moi. Cinq jours après, j’apprends que A-Ho a pris la poudre d’escampette. Et l’on me confie même, en grand secret, combien M. Jen a reçu pour sa complicité: trois cents piastres en argent et un gros cochon que les amis d’A-Ho du Peudjrong ont fourni. Je sais qu’il est inutile de me plaindre ou de faire un rapport à la capitale et je repars pour ouvrir le chantier de l’hospice au col de Latsa, sans me douter que c’est pour la dernière fois… (A suivre)