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Le temps des colères (suite et fin) (2)

En été 1933, lorsque je prépare mon voyage en Birmanie, j’apprends qu’A-Ho est revenu dans la vallée; il est à Pondang déguisé en Chinois. Il porte une longue robe bleue, un chapeau européen et de grosses lunettes de soleil. Le mandarin Jen nous a quittés, après un sejour record de 8 ans au Kongchan. Son successeur, Monsieur Li, ne s’est pas douté, en achetant le poste, de son peu de rentabilité.

C’est un grand Chinois, maigre, au menton fuyant et c’est le mandarin le plus agréable, le plus doux, le plus gentil, le plus humain, le plus modeste de tous les mandarins que j’ai connus. Il accepte gracieusement de mettre une escouade de soldats à ma disposition, avec laquelle je descends à Pondang.  Nous arrêtons A-Ho pendant la nuit, chez le chef du village, qui est un lama sorcier, mais qui n’a pas su prédire à son hôte que des soldats viendraient le prendre pendant la nuit, sous la surveillance d’un «diable étranger».

Le lendemain, nous sommes de retour à Dara vers midi. Je dîne avec Monsieur Li qui me fait presque mot à mot la même déclaration que son prédécesseur. La peine de mort, bien sûr, mais il n’a pas l’autorisation, il enverra un courrier à la capitale et voilà! Je me rends compte que la vie de A-Ho n’est toujours pas menacée, mais j’espère que les arrestations successives le décourageront de revenir dans la vallée. Lorsque je traverse la cour pour aller vers mon cheval, je passe devant A-Ho, attaché au mât du drapeau. En m’apercevant, il me gratifie d’un flot d’injures, de malé-dictions en quatre langues, avec une véhémence, une énergie extraordinaire. Je suis tenté de m’arrêter pour l’écouter car je n’ai encore jamais entendu une aussi splendide engueulade. Cinq jours plus tard, A-Ho joue la fille de l’air. Ce n’est pas Mon-sieur Li qui a organisé l’évasion, ce n’est pas son genre. C’est le secrétaire qui l’a emmené avec lui… c’est le genre de type que, lorsqu’on l’a vu, on espère ne jamais plus le revoir.  Mais j’en ai assez. On a raison de dire que la colère est mauvaise conseillère. J’explique à Monsieur Li que je n’ai plus aucune confiance en l’étanchéité de la prison de Dara et que je prends l’affaire en main. Je vais apporter la nouvelle aux Lissous de la vallée et déclarer que si A-Ho revient, ils n’ont qu’à le réexpédier à coups de flèches empoisonnées ou de sabre; que j’en prends l’entière responsabilité. Monsieur Li se déclare enchanté. Il trouve que c’est la meilleure solution: si les Lissous tuent le criminel, non seulement il n’interviendra pas, mais il leur enverra une récompense. Aujourd’hui, je suis à quelques jours de mon 83e anniversaire et je ne partage plus tout à fait les idées de l’homme que j’étais il y a un demi-siècle. Alors je n’étais, comme la plupart de mes contemporains, pas opposé au principe de la peine de mort. Bien sûr, je considérais la guillotine comme un horrible héritage de la Révolution française, la chaise électrique comme un triste abus de la technologie moderne, la pendaison comme démodée, la plupart des applications de la peine capitale comme barbare. Mais dans des cas extrêmes, je pensais que quelques balles dans la peau étaient plus efficaces, et en quelque sorte, plus humaines, qu’une réclusion à perpétuité.Depuis, j’ai vu mourir pas mal d’hommes de mort violente, de manières différentes, mais toutes répugnantes et je suis arrivé à la conviction que la mort des hommes est du domaine réservé à Dieu seul. En septembre, je pars pour la vallée du Mékong pour y acheter le sel qui me servira de monnaie auprès des indigènes de la Birmanie du Nord. Il ne me vient pas même à l’idée que je pourrais rencontrer A-Ho, qui pourtant habite Tse¬chong, où je passe quelques jours à la mission pour préparer mes charges, avec l’assistance de nos bonnes Soeurs thibétaines. Le dimanche après la messe, je bavarde dans ma chambre avec des amis, buvant de l’alcool d’orge, lorsque j’entends éclater des cris rauques dans la cour. Je sors sur la galerie pour voir d’où ils proviennent et l’on me dit que c’est A-Ho qui est venu pour me tuer. Je demande s’il a un fusil, on me répond que non, qu’il est armé d’un sabre et qu’il est ivre. Alors je ne vais même pas chercher mon revolver, je descends. Pendant ce temps, A-Ho essaie de monter par l’autre escalier, à droite, et rencontre le Père Goré qui calmement, mais fermement, l’envoie rouler en bas de l’escalier, en bas les marches… A-Ho se remet debout devant le réfectoire et continue à hurler et à brandir son sabre. Il ne me voit pas arriver. Je lui enlève son sabre, le mets à genoux et commence à lui taper la tête contre le mur. Est-ce l’effet du whisky thibétain, j’ai une furieuse envie de lui casser la tête. Alors une voix intérieure me dit: tu es dans la maison du Père Goré et j’ai pour le Père Goré un respect, une admiration profonde. L’idée que je pour-rais faire quelque chose de mal dans sa maison m’horrifie. Je lâche ma victime qui s’écroule et que des amis jettent hors de la mission. Je ne reverrai plus jamais le marchand d’esclaves. Je serai absent pendant deux ans et demi. Le grand chat va se promener sur d’autres gouttières «du toit du monde», de nouvelles gouttières: l’Irawuadi, le Brahmapoutre, le fleuve Jaune. Je suis de retour à Tchrongteu en juin 1946. On m’apprend que A-Ho n’a plus été vu dans la vallée. Ses amis ont dû l’avertir qu’il courrait un certain danger, sinon un danger certain. Il paraît qu’il exerce ses activités plutôt louches le long de la frontière sino-tibétaine, de préférence dans la vallée du fleuve Bleu. De bonnes affaires, sans doute, car lorsqu’il marie sa fille un jour d’hiver 1948, il le fait en grand style: les invités sont nombreux, la nourriture abonde, la bière et l’alcool d’orge coulent à flots. Les invités mènent grand tapage, on chante, on danse, on fait partir des pétards. Le Père Emery, qui étudie le thibétain, avec le Père Goré, et dont la chambre donne en direction de la fête, est empêché de dormir jusque vers les deux heures du matin, lorsque les fêtards vont cuver leur vin. A peine endormi, le Père est réveillé par des coups de feu: un groupe d’hommes est sorti de l’obscurité, a pénétré dans la maison, a arraché A-Ho à son lit, l’a traîné dehors, plaqué contre un arbre et l’a abattu de quelques coups de feu… Puis les tueurs ont été avalés par la nuit. On ne saura jamais d’où ils venaient et pourquoi ils auront commis ce meurtre. J’apprendrai la mort dramatique d’A-Ho en revenant d’un voyage en Birmanie. Je suis content que ce ne soient pas mes amis lissous qui aient eu à se charger de cette exécution et que moi-même je n’y sois pour rien. Potsou, le grand chef de la frontière tsaronnaise, m’a pendant des années invité à venir chez lui, à monter assister à des fêtes, ou à soigner des malades. J’ai toujours refusé. Il avait une centaine d’esclaves lissous et le spectacle de voir des gens de ma race préférée dans un pareil état m’aurait été insupportable. Un jour de 1951, il arrive chez moi. C’est un homme grand, athlétique, vêtu d’un splendide costume de drap noir, portant une casquette Mao; sur sa poitrine s’étale un médaillon gros comme une soucoupe avec la tête de Mao et ce que Michel Sardou a appelé dans l’une de ses chansons «son sourire de sourd-muet». Les salutations terminées, je pointe le doigt vers le grand timonier et je dis à Potsou: te voilà un «pembo», un chef communiste. Il répond tristement: sien-sen, on donne du sel aux mou-tons avant de les tuer. Les commu¬nistes ont libéré les esclaves, ils en sont très fiers, mais ils ont inventé un autre esclavage. En route pour Hong Kong, les Pères André, Emery et moi traverserons un gros morceau de la Chine et nous aurons l’occasion de voir les nouveaux esclaves au travail. Je me rappelle avoir vu des squelettes humains, vêtus de loques, apparemment à bout de forces, traîner de lourds chariots. Je m’étais dit, par comparaison: les Lissous de Pot-sou avaient la belle vie! Bob Chappelet   (GSB 1992/3)  

NOTA BENE : Pour mieux connaître une partie de la vie du seul laïc misssionnaire de la mission dite du Thibet dans le Yunnan, à savoir Robert CHAPPELET, dit Bob, vous devez absoluement vous référer au maître livre écrit par le journaliste (à ANIMAN), conteur, historien, Jean-louis Conne , intitulé « LA CROIX TIBETAINE » et paru aux éditions « MONDIALIS »      www.editionsmondialis.com

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