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LES LEPREUX DES BORDS DU MEKONG (1)

De même que le serpent, image du diable séducteur de nos premiers parents et cause des malheurs de notre race, est l’animal qui inspire le plus de crainte — on le fuit d’instinct —, ainsi la lèpre, image du péché et de la corruption de l’âme, inspire à tout le monde une forte répulsion naturelle.

Cela s’explique. Qui n’a lu dans sa vie des récits poignants, pathétiques sur les lépreux de jadis ou d’aujourd’hui ? Durant la lecture, votre coeur s’est ému de pitié pour une telle infortune et votre imagination horrifiée, criait grâce ! Etait-ce encore un être humain qu’on vous dépeignait ou plutôt un monstre qui n’a de nom dans aucune langue ?

Or, voici qu’à un tournant du chemin, cet être hideux et difforme se dresse soudain devant vous. Il vous barre la route : pas moyen de l’éviter ! Regardez-le donc ! Regardez-le bien pour ne plus en perdre l’image ! Voyez ces ulcères purulents qui ravagent son visage, ce nez rongé, aux fosses béantes qui distillent un mucus sanguinolent et nauséabond ! cette tête énorme qui a perdu l’aspect humain !

Où sont les doigts et les orteils ? le mal, tel un bûcheron inexorable, a abattu, l’un après l’autre, tous les membres. Courage ! surmontez la nausée que vous donne son haleine fétide ! ne prenez pas la fuite si sa voix éraillée, qui semble monter du fond d’un gouffre, vient frapper vos oreilles de ses notes discordantes ! N’imitez pas le païen qui détourne son regard et passe rapidement en retenant son souffle de peur de la contagion.

Libre à lui, si le chemin est étroit, de lever son bâton avec menace pour faire comprendre au misérable qu’il doit se garer dans le talus ! Chrétiens, ne fuyez pas ! vous avez devant vous un être humain, mieux, un frère malheureux, probablement plus agréable que vous aux yeux de Celui qui l’a créé tout comme vous ! Ne fuyez pas ! Le bon Dieu vous offre miséricordieusement un spectacle horrible, épouvantable, j’en conviens, mais des plus utiles à votre âme : l’image du péché, dont la laideur est comme incarnée dans le malheureux qui vous regarde.

Voyez et comprenez que votre âme serait plus laide encore, si le péché grave l’avait souillée ! « Allez, montrez-vous à un prêtre ! » se contente de répondre Jésus-Christ au groupe des dix lépreux qui imploraient de Lui leur guérison. A un tel spectacle, comprenant votre misère et prenant votre mal en dégoût, vous vous lèverez et irez vous montrer à un prêtre, ne lui cachant rien de la lèpre de votre âme, et vous, vous en reviendrez guéris ! Vous comprendrez mieux alors que c’est véritablement Jésus-Christ qui vous était apparu en route sous les traits d’un malheureux et que la pitié que vous avez eue pour lui a reçu immédiatement sa récompense !

Après avoir bien regardé, rassasié les yeux de votre corps et ceux de votre âme de ce spectacle horrible et salutaire à la fois, penchez-vous sur votre malheureux frère, je veux dire sur Jésus-Christ souffrant dans ses membres et en vous souvenant qu’Il a dit que tout ce que vous aurez fait, de bien ou de mal, au moindre des siens, c’est à Lui que vous l’aurez fait.

GENEVIEVE DE WEIXI

Mais pour mieux soulager l’infortune de nos frères les lépreux, il convient d’en sonder d’abord l’étendue et la profondeur vertigineuse.

Voyons comment les païens envisagent et résolvent le problème de la lèpre. Nous comprendrons alors quelle est la tâche de l’Eglise et nous serons à même de l’aider à l’accomplir. Car l’Eglise, ce n’est pas le Pape, les évêques et les prêtres seuls, la tête, en un mot. mais vous-mêmes et tous les fidèles, l’ensemble des membres et le corps tout entier.

Je vous servirai de guide et ne rapporterai que des faits certains et authentiques, pour invraisemblables qu’ils paraîtront. Et d’abord. les lépreux sont-ils nombreux dans notre Mission du Thibet ? Bien qu’il soit difficile, faute de contrôle et de statistique, d’en donner un chiffre même approximatif, on peut répondre sans hésiter qu’ils se chiffrent certainement par centaines et peut-être atteindraient-ils le millier si l’on pouvait compter tous ceux qui se cachent et ceux. surtout, nombreux, dont la maladie n’est pas très apparente ou confondue avec une autre maladie. telle que syphilis tertiaire, etc.

La vallée de la Salouen paraît moins touchée que celle du Mékong, les races loutze et thibétaine sont moins atteintes que leurs cousines lissoue, mosso et chinoise. Le Fleuve Bleu nous est moins connu : toutefois, à en juger par l’une de ses vallées latérales, celle de Lapou, qui porte le triste nom de « Vallée des lépreux, la vallée du  fleuve aux sables d’or  semble fortement atteinte. Est-ce de ce côté-là que la Mission devra un jour chercher un coin propice pour l’établissement d’une léproserie ?

Quelle est l’attitude de la population et des autorités en face de la lèpre ? D’une façon générale, elle est faite d’une sorte de raidissement qui tient à la fois de la fatalité du mal et d’un processus d’autodéfense. Le lépreux ? un être touché de Dieu (les païens disent du Ciel) pour une raison mystérieuse, un grave péché ; on est frappé du peu d’importance que les païens semblent parfois accorder aux causes physiques : hérédité, contagion directe ; être inutile à soi-même et dangereux pour ses semblables. On l’évite. on le fuit ou on le chasse, suivant les circonstances de lieux et de personnes.

La famille, on le conçoit, tâche ordinairement de cacher le plus longtemps possible le mal dont est atteint l’un des siens. Mais. les voisins finissent par s’en apercevoir. On murmure à mi-voix par crainte d’un procès en diffamation. Bientôt le bruit prend consistance et le chef local ne tarde pas à en être informé. Le mécontentement croît rapidement : si le malheureux ne sait pas s’esquiver à temps, l’ordre de le chasser sera donné tôt ou tard par l’autorité supérieure. soucieuse du bien général. Parfois, c’est toute une famille ou même un groupe de familles parentes, atteintes du même mal ou soupçonnées de l’être, en raison de leur consanguinité, que touche ce cruel ostracisme.

Le moyen âge chrétien tenait le lépreux pour mort légalement. On le conduisait à l’église, on récitait sur lui les prières des morts, puis on l’éloignait de la société, mais sans l’exclure : au contraire.

il y avait en quelque sorte une place privilégiée. Voici comment s’exprime le P. de Chérance dans son admirable ouvrage sur saint François d’Assise (p. 50) : « Ces grands maudits du paganisme, dit-il. étaient devenus, au soleil de l’Europe chrétienne, une caste bénie. une caste privilégiée. Ils formaient une corporation placée sous l’autorité immédiate de l’évêque. Celui-ci, en recevant l’anneau et la crosse. acceptait en même temps et remplissait de grand coeur la charge de pourvoir à leurs besoins.

DES LEPREUX

Les fidèles, découvrant, eux aussi, sous le visage ensanglanté, l’adorable Face du Rédempteur, ne passaient jamais à côté de leur hutte sans déposer une obole dans leur sébille et sans se recommander à leurs prières. Les barons et les nobles dames dotaient richement les maisons qui abritaient leur douleur, et chose plus admirable encore, l’Eglise enfantait des légions de chevaliers et de vierges pour les mettre à leur service. »

Que fait le paganisme auquel on voudrait ramener nos vieux pays chrétiens, (mais ayons garde d’oublier les camps de concentration et les autres horreurs de notre XXe siècle, si éclairé que vraiment le moyen âge paraît ténébreux !) : le paganisme chasse le lépreux, comme on résèque un membre putride, comme on rejette un abcès sans plus s’en soucier ! Où ira-t-il ? personne n’en a cure ! La grand-route n’est-elle pas là pour recevoir ses pas errants ? et les grottes, dans les gorges profondes, ne sont-elles pas accueillantes aux malheureux ?

Ainsi, le paganisme, dans son égoïsme si mal compris, condamne le lépreux à mener une vie de mendiant errant et. par le fait même, à disséminer partout les germes de son terrible mal. Juste châtiment. Mais comment pourrait-il en être autrement lorsque chacun ne pense qu’à soi ? Personne ne tolère de lépreux dans son voisinage, personne n’a l’idée d’organiser un lazaret ou, du moins, de leur abandonner un fond de vallée solitaire oit ils pourraient vivre tranquilles. Quand une Mission désire établir une léproserie, on se montre volontiers prodigue de louanges pour son oeuvre si charitable, mais personne ne voudra céder un emplacement approprié. Le recours seul aux autorités supérieures aura raison de l’hostilité locale. Pratiquement, il restera encore beaucoup de difficultés à vaincre et d’animosité à supporter ; c’est le bétail du village qui doit aller paître du côté de la léproserie ou bien l’eau du ruisseau qui risque d’être contaminée, etc.

Toutefois, il ne faudrait pas croire les païens totalement dépourvus de pitié et d’humanité. Ils savent être charitables ; le problème de la lèpre est trop grand pour eux et je crois sincèrement que seule la charité chrétienne, c’est-à-dire, inspirée par l’amour de Dieu, peut le résoudre d’une façon satisfaisante.


Généralement, avant de chasser les lépreux, le village se cotise. réunit quelques hardes et de la nourriture autant que les exilés pourront en emporter, puis on les congédie avec des paroles de regret et de consolation. La harangue se termine par la défense formelle de revenir et cela sous les menaces les plus sévères. Mais on tolère que les bannis reviennnent de temps en temps pour mendier. Le village se cotisera encore de façon à les congédier au plus tôt.

Que deviennent, demanderez-vous, les biens du lépreux, ses champs, sa maison, ses meubles ? S’il est propriétaire, évidemment il pourra vendre ses terres. Le plus souvent, n’étant que le fermier d’une lamaserie ou d’un seigneur local, la terre est passée à un autre fermier, sans dédommagement aucun. Quant à sa maison et à ce qu’il n’a pu emporter, le malheureux s’il se retourne au dernier tournant du chemin. pour contempler encore une fois le nid de son bonheur perdu, verra monter vers le ciel les flammes de l’incendie que les voisins ont allumé séance tenante,

Parfois, et c’est trop souvent le cas, hélas ! surtout lorsque les lépreux tardent trop à exécuter les ordres d’extracisme, on emploie les méthodes plus radicales. Combien de fois en ai-je entendu le récit effrayant des auteurs eux-mêmes ou de témoins dignes de foi!

A. LOVEY  c.r. missionnaire

 (à suivre)