L’ARC-EN-CIEL DE YERKALO N°6
(Edition du matin)
Le chroniqueur intérimaire de l’Arc-en-ciel espérait en avoir fini avec son numéro de juin et le récit du voyage à Batang des PP. Tornay et Lovey, récit que dans sa petite vanité il n’était pas loin de regarder comme son chant du cygne. Il espérait pouvoir répondre aux sommations de son beau-père qui l’objurgue à chaque courrier de réintégrer le domicile conjugal sous peine de divorce éternel.
Hélas: la force des événements dépasse les efforts de la meilleure volonté! Par ailleurs, Mgr. m’écrit qu’en envoyant M. Tornay encore insuffisamment préparé à sa tâche, on renouvelle l’erreur trop souvent commise, hélas, de confier un poste à un prêtre qui, faute de connaître la langue ou les affaires de ce poste, risque de tomber dans les pièges que lui tendent les ennemis de l’Eglise. Mgr. n’a que trop raison, quoique les PP. Goré et Lattion ne soient, de leur côté, que trop excusables d’avoir pressé la venue du P. Tornay à Yerkalo! Aussi, tout bien considéré, je me suis résigné à prolonger un peu mon séjour à Yerkalo. ( Tout bien pensé, il le faut absolument, car M. Tornay ne bat le coup.) Je laisse la responsabilité de cette phrase à celui qui l’a écrite, me contentant de constater qu’elle concocrde assez bien avec sa devise qui consiste à toujours faire faire par les autres ce qu’on pourrait faire par soi-même! et je prie le cher P. Goré de ne pas trop se presser d’âtre en justice contre le Dr. Legendre qui finira bien par revenir… à des sentiments plus filiaux!
La moisson étant achevé à notre retour de Batahg, les revenus ne tardèrent pas trop à rentrer : ce fut l’affaire d’une quinzaine. Mais l’année étant mauvaise, la plupart voudraient payer en argent et le curé doit se démener pour faire rentrer les grains nécessaires à la maisonnée. La distribution des semences de sarrasin prit
une bonne dizaine et le mois allait s’achever au milieu de ces besognes vulgaire s et monotones, quand Ajiong alla se charger de mettre un peu de variété dans notre vie quasi-monastique. La lettre à Mgr. en la date du 25 courant, donnant tous renseignements utiles à ce sujet, je ne crois pas devoir y revenir. L’affaire n’est pas encore tranchée en ces premiers jours d’août et l’impression qui s’en dégage est que Arangt,aun-ndjru a fait un malheureux essai et qu’il n’ose pas conclure ni dans un sens ni dans l’autre.
Donner tort à Ajiong, c’est perdre soi-même la face: Spolier la Mission n’est pas commode non plus puisque les intéressés ne cèdent ni aux menaces personnelles ni au chantage qui consiste à faire planer la menace d’expulsion de tous nos fermiers et chrétiens.
Le lamatsong sentant sa cause mal emmanchée s’efforce avec succès de mettre tout le monde des tributaires de son côté. Durant une semaine ce fut délégation sur délégation des chefs du peuple pour essayer d’accomdder l’affaire. Le Dachu besset, son neveu, le Tse-Tchrang Gyeltsein, le tseu-tchrang A-k’iem de Ngul-k’io_k’a, le pao-tchrein de Kionglong et le dia pun défilèrent tour à tour à notre barre puis à notre table. Le thème de ces messieurs est qu’il n’y a pas de coutume de vendre
à perpétuité en pays thibétain et qu’Ajiong est incapable, dans ces condiitons actuelles de remplir ses obligations de tributaire. Sur quoi nous étions inévitablement invités à réfléchir à cette situation anormaàe et, comme corollaire, prier de rétrocéder les deux petits champs réclamés par Ajiong.
Notre réponse étant toujours la même, c’est-à-dire, que nous n’étions pas autorisés à rendre aucun des champs achetés à perpétuité et que, d’ailleurs, les champs réclamés par Ajiong n’avaient jamais fait partie de son lot, on se trouvait aussi avancés le soir que le matin : chacun restait sur ses positions.
Entre temps, le lamatsong menait sa guerre des nerfs où il est passé maître. Devant les menaces dont le Père était l’objet, on n’avait rien obtenu. Peut-être qu’en menaçant les chrétiens, on toucherait la corde sensible : “Allez dire au Père que demain on vous chasse avec votre chef : ceux qui ont des fusils se serviront des fusils, ceux qui n’ont pas de fusils apporteront leurs sabres.” Là-dessus, des femmes en pleurs ou des notables venaient immanquablement prier les Pères de céder à tout prix.. allez prier et puis préparez votre viatique, telle était la réponse des pères.
Le lendemain se passait sans qu’on nous chasse mais les menaces prenaient une autre forme : on agitait tous les spectres capables de nous émouvoir : la question de la meule, la montagne de Kiadien, etc… Notre attitude restait toujours la même ou, plutôt, nous finimes par déclarer que nous étions prêts à prendre à notre dompte le terrain tributaire d’Ajiong, si vraiment celui-ci était incapable de faire la corvée et qu’on ne trouvait personne d’autre à vouloir s’en charger; quant à rendre les champs réclamés par Ajiong, nous ne le ferions qu’en vertu d’un ordre formel et contre un écrit en règle d’expropriation. Oter son terrain à Ajiong, ce serait bien mal récompenser le serviteur le plus actif du lamatsonl et des tributaires dans laur lutte contre les terrains de l’Eglise.
Donner un écrit d’expropriation, c’est dangereux : on ne sait jamais où peuvent aboutir ces écrits! – bien que le Père chasse Ajiong! moi je ne m’en charge pas, et
surtout s’il s’amène avec une bande de brigands dans le pays, je ne répons de rien.- Il ne s’agit pas de chasser Ajiong mais simplement de lui donner la permission de s’en aller, permission qu’il sollicite en vain depuis longtemps. D’ailleurs, Ajiong se vante d’avoir tué le P. Nussbaum; il a dit au P. Burdin que s’il ne le
tuait pas, il n’était pas digne d’être regardé comme un homme et il dit tous les jours qu’il ne se tiendra pas tranquille qu’il n’ait sa peau : de tout cela en réponds-tu , toi, le chef]
Précisément, le chef ne répondit rien parce qu4’il ne veut répandre de rien! Il serait bien aise qu’Ajiong mît à exécution ses menaces, quitte à l’abattre en
suite comme un chien, pour l’empêcher de parler. Mais Dieu est le Maître de la vie et nous estimons digne de notre rôle de missionnaires de lui offrir la nôtre, s’Il la veut, pour la sauvegarde de la chréteinté de Yerkalo. Car, il ne faut pas se faire d’illusions : sous l’apparence inoffensive de ce procès, au sujet de deux petits champs, c’est la question générale des terrains de la Mission et, par conséquence, son existence même qui est mise en jeu aujourd’hui!
Pour rompre l’entretien sans issue, le chef promet de venir à la Mission dans deux jours pour dirimeat l’affaire. Au jour fixé, lous préparons notre table et appelons nos hôtes, dont le lama-chef. Par malheur celui-ci n’est pas libre : il verse précisément ce jour-ci la solde aux soldats! Cependant, de nouveaux intermédiaires sont députés pour sonder le terrain et nous amener, si possible à composition.¬Ajiong n’a plus que 9 champs pour faire la corvée, tandis que l’Eglise en a 21, nous disent-ils.- Ajiong a les plus grands et les meilleurs champs de son lot, répondis-je; il possède le lot intact des salines, plus les champs que lui a rendus gratuitement le P. Nussbaum.
D’ailleurs, j’ignorais que l’Eglise eût 21 champs du lot d’Ajiong! Si ce monsieur était assez aimable pour nous les désigner du doigt, à l’instant même, devant vous que je prends à témoins, j’en serai bien aise!
C’est ainsi qu’à l’heure de midi, délaissant notre repas, nous ftmes notre tour de propriétaite. Ajiong ne put désigner que 19 champs et encore, deux font-ils partie de ceux que lui a rendus le P. Nussbaum.- Vous êtes témoins, dis-je, qu’Aj¬iong est un menteur puisqu’il n’a pu désigner que 19 champs. Par ailleurs, s’il s’avise à l’avenir de contester à l’Eglise la possession de n’importe lequel de ces champs, je vous appellerai comme témoins que c’est lui-même qui les a désignés aujourd’hui comme étant la propriété de la Mission!
Voilà où en sont les choses en ce moment. Nous ne cèderons qu’à la violence! le lamatsong et le populo ont perdu la face, ça c’est grave. Il faut immédiatement détourner l’attention sur un sujet plus glorieux pour nos chefs et humiliant pour l’étranger et les fermiers. Précisément, il y a cette histoire de la meule! Vite, on convoque nos Yerkalobas.- Ne vous souvient-il pas d’un certain papier par lequel vous vous êtes engagés à ne plus moudre à la meule de l’étranger mais d’aller fidèlement porter votre grain aux meules de Tchragouchy, pour engraisser les lamas de Karmda? Eh! bien, vous n’en avez pas moins continué de moudre de temps en temps à la meule du Père! Oh! pas souvent! quand nous étions pressés et que nous n’avions pas le temps de monter là-haut.- Donc, vous l’avouez! Faisons maintenant un peu les comptes! Voyons? C’est bien 50 onces d’or que aviez mis en gage? Montrons-nous libéral! 800 roupies? Ce ne serait pas trop pour les 40 familles de Yerkalo? – Là- dessus, pour amener le chef à diminuer un peu la note, tout le monde se jette à plat ventre devant le petit potentat, dit que le chef a mille fois raison d’être fâché, etc…
Quand le lama en a assez des basses flatteries qu’on lui prodigue, il fixe l’amende à 300 roupies, à livrer le jour même. Puis, on fait un nouveau papier ( personne n’avait jamais ouï dire qu’il y eût le soi-disant papier sur lequel porte toute cette affaire, mais comment mettre en doute la véracité du chef? Celui qui violera les clauses de ce papier sera chassé du pays et sa maison détruite jusqu’à la dernière pierre . D’autre part, le chef a entendu dire que les chrétiens lui en voulaient et le traitaient d’injusticei, etc…
On fera encore un petit papier, un tout petit papier aux mailles serrées comme un filet où vous tomberez bien un jour ou l’autre! Il s’agit de jurer par écrit que vous ne direz plus du mal de moi, notamment que je suis injuste à votre égard ou à celui de votre chef étranger, sans quoi, on se reverra et il faudra encore passer une fois à la caisse! Soyez sages, mes enfants; je ne veux que votre bien et celui de votre chef!- Qu’en dites-vous? N’avons-nous pas de délicieux chefs? Et le diable peut-il pousseir beaucoup plus lcbin sa soif de se faire adorer?
Pauvre peuple thibétain! Peuple d’esclaves! Tu n’est pas mûr pour la liberté, toi qui tolères de telles amputations aux biens les plus sacrés de ton âme! Sais- tu seulement que tu as une âme? Mais, peut-être es-tu mûr pour la pitié!… et Dieu viendra peut-être… viendra sûrement à ton secours… il ne manque plus, qui sait? que la goutte qui fera déborder le vase de la colère de Dieu, colère pour ceux qui te tiennent opprimé, mais miséricorde pour toi!
Le mois de juillet n’eut pas que des traverses pour nous. Mgr. ayant permis de conserver le St. Sacrement sans luminaire, nous nous sommes hâtéi d’introduire dans notre église le doux hôte de notre âme. Qu’il fait bon d’aller se consoler un instant, en sa compagnie, des misères que nous font les hommes! Les chrétiens viennent plus nombreux à la messe, le matin, et la prière du soir a été rétablie à l’eglise pour permettre à tout le monde de visiter le St. Sacrement.
Nous avons eu aussi la joie de baptiser deux personnes adultes et de régulariser, ainsi, deux autres. Toutefois, la note dominante est bien la tristesse et l’abattement. Nos chrétiens se découragent et se demandent ce dont demain sera fait. Les égarés et les. païens ne se hâtent pas, on s’en doute, d’accourir à l’église. ;Lussi, nous prions Mgr. d’intervenir rapidement et énergiquetent, par tous les moyens dont il peut disposer. Nous prions tous les confrères d’avoir un Memento spédial pour Yerkalo.De notre côté, plutôt que de nous résigner à assister impuissants à l’agonie d’une chrétienté qui a eu des martyrs et pour laquelle tant de prêtres ont travaillé et donné leur vie, nous sommes décidés à aller plaider notre cause devant le gouverneur de Chando. A la garde de Dieu:
Si ce projet était mis à exécution, il nous parait quasi certain que la chrétienté de Yerkalo en retirerait un bien immense. Du moins, la question de l’existence légale de l’Eglise à Yerkalo ne pourrait pas être mise à chaque instant en discussion par nos petits chefs locaux : ce serait beaucoup pour nous et nos chrétiens!
Que Dieu et sa sainte Mère nous éclairent et nous guident en ces conjonctures difficiles! La Vierge Marie, Médiatrice de toutes les grâces, est la Reine du Thibet. Oui: mais une Reine sans domaine et sans sujets. C’est tout simplement indigne de Jésus de ne pas mieux honorer sa Mère! dites Lui bien tous chers confrères et chers amis qui priez pour nous! cites-le Lui, jusqu’à ce qu’Il se décide à mettre ordre à cette situation anormale
En attendant que Jésus et sa Mère daignent sortir de leur sommeil pour commander à la tempête de s’apaiser; en attendant qu’Ils daignent régner effectivement sur ce royaume que Satan garde plus jalousement que tout autre, prenons notre sort en patience et préparons nos coeurs pour la visite de Dieu!
Yerkalo, ce 5 août, Fête de N. D. des Neiges.
A. Lovey CR
dmc