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FRANCIS GORE 1883-1954

La Mission du Thibet vient de perdre l’un de ses meilleurs ouvriers, le R. P. Francis Goré, vicaire général de Kangting, missionnaire au Thibet durant quarante-cinq ans !

Descendant d’une antique famille normande, mais dont certaines ramifications plongent dans la terre rude et mystique de Bretagne, le R. P. Goré naquit à Saint-James (Manche) le jour de Noël 1883, de parents foncièrement chrétiens, qui tinrent à souligner l’heureuse coïncidence en donnant au nouveau-né les prénoms de Francis-Louis-Marie-Noël.

De sa double ascendance, il hérita une nature riche et féconde. comme la terre normande, un esprit judicieux et un tempérament, équilibré, comme celui de ses avisés compatriotes ; enfin, une soif insatiable de connaître et un grand idéalisme, que je mettrai sur le compte commun de ses ancêtres bretons et normands ! Le temps de Noël, qui le vit naître, lui valut très certainement cette belle simplicité. ce détachement remarquable du terrestre, cette charité, cette joie et cette paix spirituelles, qui constituent les traits marquants de sa physionomie morale et humaine !

Doué d’un esprit pénétrant et méthodique, à la fois, d’une mémoire merveilleuse et d’un appétit intellectuel hors-ligne, le jeune Francis eut tôt fait de s’assimiler les éléments du savoir. Après quelques années d’école primaire, il fut dirigé sur le Collège diocésain de Saint-Lô, parce que déjà, sans doute, l’appel du Seigneur avait retenti dans son coeur. Là, sa vocation se précisa : il serait missionnaire !

Muni de son bachot et d’une bonne dose de courage, l’adolescent, qui déjà laissait pousser sa moustache, se mit donc en route vers ce Paris mystérieux qu’avaient fait trembler plus d’une fois ses lointains ancêtres ! Toutefois, aujourd’hui, les rôles étaient renversés et c’était au tour du descendant des Vikings et des terribles Normands de trembler (d’une douce émotion, il est vrai) en franchissant l’imposant portail du Séminaire de la Rue du Bac et en pénétrant dans le cabinet de M. le Supérieur, pour lui déclarer son intention (le s’inscrire dans la glorieuse milice des Missions Etrangères de Paris !

 

Sescondisciplesmieux que moi, pourront raconter ses années de philosophie et de théologie. Je relève simplement qu’il y exerça les fonctions de maître des cérémonies et d’infirmier, se préparant ainsi à l’un des côtés les plus touchants du ministère missionnaire : le soin des malades, afin de mieux atteindre les coeurs.

La conscription vint l’arracher à ses études. Il se rendit en soutane à la caserne, à une époque où la tenue ecclésiastique n’était pas précisément une recommandation dans un tel milieu !

Promu soldat de première classe, sa carrière fut brusquement interrompue par un accident de bicyclette, qui lui valut un bras cassé. Estimant alors qu’il avait bien mérité de la Patrie, ses Supérieurs l’envoyèrent achever ses études au Collège général de Penang, en Malaisie, où le jeune Séminariste fut en contact pour la première fois avec des condisciples venus de tous les pays de l’Extrême-Orient. Ce fut pour lui une excellente préparation à son rôle de missionnaire qu’allaient bientôt lui confier ses Supérieurs, le jour même de son ordination sacerdotale, le 11 juillet 1907.
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Désigné pour la Mission du Thibet, le P. Goré gagna d’abord Shanghaï, d’où il remonta le Fleuve Bleu en jonque, comme c’était alors l’habitude. Un latiniste interprète, chargé de lui donner des leçons de chinois, lui fut adjoint et il est à croire que notre élève ne passa pas la majeure partie de son temps à admirer le paysage, Puisqu’à son arrivée dans la Mission il pouvait déjà tenir des couversations en chinois et possédait par coeur presque tout son Chatagnon, qui était le manuel courant des jeunes missionnaires de Chine.

En janvier 1908, c’est-à-dire peu de temps après son arrivée dans la Mission, son évêque, Mgr Giraudeau, émerveillé des talents linguistiques du jeune missionnaire, lui confia le vicariat puis, bientôt, la charge du poste de Chapa, où il exerça son activité jusqu’en 1913, époque à laquelle il fut désigné comme curé de la pro-cathédrale de Tatsienlou, au coeur même de la Mission.

Durant les sept années qu’il passa à Tatsienlou, le P. Goré eut l’occasion d’intervenir comme arbitre entre des bandes de brigands et l’autorité chinoise débordée. Il lui arriva même d’être fait prisonnier par un chef de bande, qui eut la bonne grâce de rendre la liberté aux arbitres de la paix, le P. Goré et le vice-consul anglais à Tatsienlou!

En 1920, voulant rappeler auprès de lui, de « l’Intérieur », c’est-à-dire de la région connue sous le nom de Marches Thibétaines du Yunnan, le R. P. Valentin, dont il voulait faire son coadjuteur, Mgr Giraudeau envoya le P. Goré à Yerkalo, afin de combler le vide que créerait ce départ. Le P. Goré avait alors 37 ans ; il possédait parfaitement son chinois et était en pleine forme physique et intellectuelle.

L’étude du thibétain ne fut donc pas une montagne pour lui et d’élève il devint rapidement un maître éminent. D’ailleurs, le P. Goré avait le génie et un goût très prononcé pour l’enseignement. Il fonda une école de catéchistes, pour lesquels il composa une très bonne grammaire, qui eut l’honneur d’être éditée aux frais du Gouvernement provincial, ainsi que d’autres ouvrages de langues, très utiles aux indigènes du Thibet.

Le P. Goré pensait aussi aux jeunes missionnaires du Thibet. A leur intention, il composa une excellente « Méthode de langue thibé¬taine» et un « Lexique français-thibétain,,, dont il donna plusieurs éditions manuscrites, revisant, corrigeant et augmentant sans cesse ses notes, au fur et à mesure de ses lectures, se tenant au courant de tout cc qui paraissait, touchant le Thibet

Son ardeur pour l’étude de la «langue des dieux» ne fut pas ralentie par l’exil. Ses dernières années, il les passa à enseigner le thibétain à de jeunes missionnaires et à préparer, avec leurs concours. une édition définitive, par photocopie, de son « Lexique français-thibétain.

Le P. Goré eut toujours la passion de l’étude et de la lecture : son esprit était toujours en quête de pâture intellectuelle. Toutefois. il avait la sagesse de se limiter à quelques secteurs bien définisis : langues, géographie et histoire. Il relevait tout mot nouveau : collectionnait cartes géographiques et croquis, histoires et anecdotes, dictons et proverbes, traditions et coutumes. Il excellait dans la chronique : – son journal mensuel trouvait des lecteurs, sinon nombreux, du moins avides et jamais déçus. son esprit caustique savait nous préparer une bonne petite salade, qui ne manquait généralement pas de condiments ! C’était sa façon à lui de faire la leçon !… Il était aux anges quand il réussissait à dégeler tel ou tel confrère et à provoquer une joute épistolaire, pour la plus grande joie des lecteurs de ses « Ephémérides ».

Tout en remplissant avec scrupule sa charge de pasteur, qu’il fût vicaire, curé, vicaire forain ou vicaire général, le R. P. Goré trouvait le temps de réunir des notes sur toutes sortes de sujets concernant le Thibet ou la région avoisinante des Marches Thibétaines. Il publia de nombreux articles, notamment dans le Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, ce qui lui valut les Palmes académiques et l’Ordre du Dragon d’Annam, décorations très honorifiques pour un « broussard », dont les contacts habituels étaient surtout une population rude et illettrée !

Par contre, ce « broussard » possédait une belle bibliothèque, comprenant quasiment tous les ouvrages importants parus sur le Thibet, qu’ils fussent en thibétain, en chinois, en français ou en anglais. De plus, le P. Goré était en relation avec plusieurs orientalistes de renom.

Toutefois, l’ouvrage qui lui valut une plus grande célébrité, parce qu’il ne s’adresse pas au monde restreint des spécialistes, est sans contredit : Trente ans aux Portes du Thibet interdit. Ce livre est comme une Somme ou une petite Encyclopédie thibétaine. L’histoire de la pénétration de l’Evangile au Thibet et, plus particulièrement, l’histoire d’un siècle d’efforts de la part des Missions Etrangères de Paris et de leurs collaborateurs, en vue d’implanter le Règne de Dieu au Thibet, y est admirablement résumée et racontée. Ce livre est à lire en entier. Les lecteurs de Grand-Saint-Bernard-Thibet en ont déjà dégusté de larges extraits.

Reconnaissant avec tous les autres missionnaires que « le succès n’a pas répondu à leurs efforts », le P. Goré se demande, lui aussi, « par quel enchaînement de circonstances, le Thibet, misérable contrée sans armée ni ressources, a-t-elle pu tenir fermées ses portes ? » La réponse du missionnaire, qui parle d’expérience, est claire et nette : L’opinion publique n’est pas opposée au christianisme », mais c’est la diplomatie, tantôt chinoise, tantôt anglaise, qui a constamment fermé les portes du Thibet aux étrangers, donc aux missionnaires.

Et, s’il est probable « que l’autorité lamaïque interdira dans l’avenir, comme par le passé, l’évangélisation du Thibet et que le Gouvernement théocratique, qui y règne, ne saurait de gaieté de coeur autoriser l’établissement d’une religion rivale au Thibet », l’auteur n’hésite pas à conclure que « si on lui rendait enfin la liberté religieuse, sacrée entre toutes, le peuple thibétain, naturellement religieux, se convertirait au christianisme ».

Ceci était vrai jadis ; ce l’était encore à l’époque où le P. Goré composait son ouvrage et durant les vingt ans qu’il passa à Tsechung, en qualité de curé, de procureur régional, de vicaire forain ou, à partir de l’établissement de la hiérarchie en Chine, de vicaire général pour le district de « l’Intérieur ».

Aujourd’hui, certes, la situation s’est modifiée, mais pas en bien Mao Tsé-Tung occupe jusqu’au dernier lambeau de terre thibétaine et le drapeau rouge flotte fièrement sur le Potala, tandis que le Dalaï Lama est, pratiquement, prisonnier à Pékin. Le Thibet est privé de sa liberté religieuse et civile ; le matérialisme, l’athéisme et le despotisme le plus absolu règnent en maître sur la Terre des esprits ! Les Lamas, ennemis de l’Evangile, ont trouvé leur maître ! Comprendront-ils la leçon ? L’épreuve leur sera-t-elle fatale ou salutaire ? C’est le secret de Dieu. Mais n’anticipons pas sur l’avenir.. .

Persuadées de l’impossibilité d’une pénétration directe au Thibet — persuasion fondée sur des échecs répétés —, les Missions Etrangères de Paris jugèrent qu’il serait expédient d’user d’une méthode de pénétration indirecte. Les Thibétains, marchands et pèlerins, voyageant beaucoup et venant dans la région des Marches, il leur parut tout indiqué de faire appel aux Chanoines du Grand-Saint-Bernard pour l’établissement d’un Hospice sur l’un des cols les plus fréquentés menant au Thibet.

Ce fut le R. P. Goré qui accueillit les Pères Melly et Coquoz, lors de leur premier voyage d’exploration et, ensuite, lors de leur installation définitive sur les bords du Mékong. Les Chanoines du Grand-Saint-Rernard trouvèrent toujours en lui un conseiller avisé, un guide sûr et un ami fidèle. Son hospitalité était simple, mais cordiale, sa conversation enjouée et spirituelle. Il n’est aucun parmi nous qui n’ait reçu de lui des leçons de chinois ou de thibétain ; aucun qui n’ait été encouragé et soutenu, aux heures difficiles, qui n’ait bénéficié de sa longue expérience et de ses conseils judicieux.

Ayant été son vicaire durant douze ans, mieux que personne, j’ai pu apprécier ses mérites et bénéficier de ses qualités exceptionnelles. Toutefois, c’est au nom de tout le groupe des missionnaires bernardins que je tiens à rendre un hommage ému et très reconnaissant à sa mémoire, qui restera en bénédiction parmi nous !

Après tant d’autres missionnaires, le R. P. Goré a dû se contenter de monter une garde vigilante aux Portes du Royaume interdit. Daigne Dieu agréer ses travaux, les mérites de son long apostolat, les souffrances de l’exil, de la maladie et de la mort, souffrances qu’il offrit pour ses chers Thibétains, et hâter de la sorte l’avènement de son Règne en la « Terre des esprits » !

A. Lovey  

NOTA BENE : Si vous ne deviez lire qu’un seul ouvrage sur la mission dite du Thibet, vous ne devez pas omettre la lecture de « TRENTE ANS AUX PORTES DU THIBET INTERDIT – 1908-1938 » par Francis Goré (MEP) – Hongkong 1939  réédité aux éditions KIME – Paris – 2001