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LE TIBET REVOLTE (BACOT)

Les Thibétains, jusqu’à Bacot, avaient la plus vilaine réputation : laids, sales, fourbes – liste de vertus non limitatives. Sales surtout : le mot revient comme un leitmotiv dans les récits des voyageurs du XIXème siècle. (L’on découvrira plus tard qu’à cette altitude et sous de tels climats, une bonne couche de crasse – ou de patine, si l’on préfère – est le meilleur, en tout cas le moins nocif, des cosmétiques.)

Et voilà que Bacot, qui poussait en son intime la propreté quasi jusqu’à la manie , va s’éprendre de ces pouilleux; qu’il sera même le premier à célébrer leur noblesse native, leur courage, leur générosité – on a presque envie d’écrire : leur beauté.

Explorateur : au départ, pourtant, J. Bacot s’en défendait; au retour de son premier périple au Thibet (mars-décembre 1907), il avertissait le lecteur de son récit de voyage : “Ceci n’est pas de l’exploration, ce n’est que du tourisme”. Il est vrai que ce petit ouvrage n’était guère plus qu’un carnet de route, mais qui faisait découvrir un site de pèlerinage inconnu du Tibet oriental, l”‘Escalier de pierre”, Dokerla (en réalité Kha-ba dkar-po).

J. Bacot voulait effectivement être explorateur, mais dans le Pacifique. Ce projet échoua, et il entreprit en 1904 un tour du monde; c’est ainsi qu’il aboutit en Indochine alors qu’on achevait la construction du chemin de fer du Yunnan; il y rencontra aussi les pères des Missions étrangères qui avaient de fragiles implantations dans cette région frontière Yunnan-Thibet-Birmanie depuis le milieu du XlXème siècle. (Le célèbre dictionnaire thibétain-français familièrement cité comme “Desgodins” est le fruit d’un labeur collectif de ces missionnaires.) Cette version paraît plus plausible; elle pourrait expliquer pourquoi J. Bacot décida de pénétrer au Thibet par le Yunnan, et non par l’un des itinéraires classiques quand on vient de Chine : Sining, Tatsienlou ou Chengdu.

“Marche thibétaine” : glacis entre l’empire chinois et le Thibet des Dalaï Lamas, c’est un monde d’ethnies mélangées, de chefferies quasi indépendantes, aussi barbares pour la Chine que pour le gouvernement de Lhasa dont l’influence, finalement ne s’exerce qu’à travers les monastères.

Pour le décrire, on ne peut que reprendre les termes mêmes de J. Bacot : “C’est l’endroit où les grands fleuves d’Asie sortent du Thibet. Le fleuve Bleu, le Mékong, la Salouen, l’Irrawaddy et, plus à l’ouest, le Brahmapoutre, se sont unis en un faisceau de fleuves comme pour forcer la chaîne des Himalaya. Ils ne sont encore là que des torrents larges à peu près comme la moitié de la Seine. Ils coulent ou plutôt bouillonnent au fond de vallées très encaissées, à 2500, 2000 mètres d’altitude, et sont séparés par d’énormes chaînes de montagnes allant de 5 à 6000 mètres de hauteur… 

En fait, c’est le Thibet tout entier qui se trouve plongé dans une situation incertaine, proie involontaire des ambitions et des calculs politiques des puissances qui s’affrontent alors en Asie : Grande-Bretagne, Russie, Chine. En 1904, alors qu’il devenait évident que l’expédition Younghusband allait atteindre Lhasa, le 13eme Dalaï Lama s’était enfui et avait trouvé refuge en Mongolie, où il resta jusqu’en 1905.

Mais la lecture du Thibet révolté laisse entrevoir une raison plus profonde : si son premier voyage était quelque peu le fruit du hasard, il lui a révélé “le charme redoutable de ce pays étrange où toujours sont retournés ceux qui l’avaient une fois entrevu”.- “Envoûté” – “séduit”.

Ce pays est le Thibet, pays de pasteurs et de moines, interdit aux étrangers, isolé du monde et si voisin du ciel que l’occupation naturelle de ses habitants est la prière.

Au Thibet, il n’y a pas de boutiques sur la rue. Il n’y a même pas, tant les villes sont rares, de nom spécial pour dire une rue. Les grandes cités sont les monastères dont les moines gouvernent, rendent la justice, lèvent l’impôt, impriment les livres, font le commerce, la banque et la guerre.

Aussitôt la guerre allumée par l’assassinat de l’amban (meurtre du légat impérial à Batang en 1905), les Tibétains investirent Atentze, ville frontière voisine du Mékong, et l’incendièrent. En même temps ils massacraient quatre missionnaires français et des chrétiens indigènes. Le gouvernement chinois envoya une armée sous les ordres de Tchao Erl-Fong qui s’empara des lamaseries de Batang et de Sam-pil-ling.

Si la gaieté est l’indice du vrai bonheur, les Thibétains sont le peuple le plus heureux de la Terre. On s’étonne qu’ils soient si voisins de l’Inde, dont les hommes sont si tristes, et des Chinois, qui ne comptent pas parmi les peuples heureux. Les Chinois sont comme les abeilles et les fourmis, quatre cents millions d’hommes vivant tous de la même façon, machinalement, avec les mêmes goûts, comme une espèce animale. Leur travail semble instinctif et inconscient, une fonction plutôt qu’un acte libre. Il n’est en général que deux buts à l’existence de ce peuple : manger et amasser de l’argent. Ils naissent, travaillent et meurent à la manière d’insectes. Se sont-ils aperçus qu’ils ont vécu ? Le pourquoi de l’existence n’a jamais troublé leurs cerveaux. Comme les abeilles ils sont industrieux et paraissent intelligents. Ils sont plus dressables que perfectibles, et leur ignorance, à eux, ne leur procure qu’un bonheur vague qui donne à rire, car ils se croient supérieurs au reste de l’humanité et pensent occuper le centre du monde.

En attendant, le lama me donne un kata et une pièce d’étoffe; il offre au père un kata et une monnaie d’argent. Ces cadeaux sont rituels. J’aime cette coutume d’offrir une écharpes de soie blanche. Elles ne sont qu’un symbole, une monnaie d’honneur qui passe de main en main sans autre valeur que celles de l’amitié ou de la vénération, pour la simple beauté de l’objet.

Il faut, comme dit Adjroup qui connaît bien ses compatriotes, commencer par approuver, faire semblant de céder, attendre sans bouger et avoir une patience égale à la leur.

Les Thibétains font usage de plusieurs langues (sacrée, écrite, parlée, noble ou vulgaire) dont les vocabulaires et les syntaxes changent suivant les interlocuteurs.

Hampes à prières on les appelle des tsanga. Hampes soutenant de longs drapeaux en hauteur. Des prières sont inscrites sur l’étoffe. Le vent fait frémir ces bandes de toile et la prière s’en dégage.

Que de pauvres gens j’ai photographiés qui s’en sont allés l’âme tordue d’inquiétude, se croyant à la merci, à cause de ce double laissé dans ma boîte à envoûtement ! 

On prend, en voyageant, une telle habitude de liberté qu’on ne peut plus supporter la moindre contrainte.

On envoyait alors en disgrâce au Thibet n’importe quel fonctionnaire qu’on ne voulait plus voir. C’était la vieille Chine.

Comme tout le monde est militaire ici, j’imagine qu’on me croit officier, de même qu’ailleurs les mandarins civils me faisaient d’office consul; pour le gros marchand, j’ai des arrières-pensées de négoce; pour les lamas, je suis missionnaire.

Cette peur, les Chinois ne l’ont jamais bien connue. Elle est antinaturelle, puisque la mort est un phénomène plus naturel encore que la naissance. Celle-ci est contingente, la mort ne l’est pas. II serait effrayant de ne pas mourir. La peur de la mort, chez les Chinois, est restée l’instinct de la conservation. Comme instinct, elle est donc spontanée et n’a lieu qu’en la présence subite de la mort. Une attaque à l’improviste déroutera une troupe chinoise. Le chinois ne redoute que l’imprévu.

Il résulte de tout ceci que les auteurs se contredisent sur le compte des Chinois, sans sortir pourtant de la vérité, les uns s’étonnant qu’ils soient lâches, les autres qu’ils soient courageux et stoïques devant la mort et les tourments. Il y a une lâcheté et un courage chinois qui sont à l’opposé des nôtres.

C’est que les Chinois, et les Thibétains aussi du reste, mentent par une sorte de pudeur. La vérité leur paraît indécente, une nudité qu’il convient de voiler. Elle n’échappe qu’aux hommes mal élevés et aux petits enfants. Pourtant les Tibétains, un peu frustes, ont un terme direct pour dire mentir; les Chinois n’ont que des périphrases. Impossible de foudroyer un menteur en lui disant : “Tu mens”; on ne peut que lui déclarer en langage fleuri : “Tu dis des paroles blanches”. Il semble qu’on lui fasse un compliment.

Cette région thibétaine des grands fleuves est unique : quatre gorges parallèles, démesurées, absolument pareilles. Il n’est rien, je crois, de si géométrique ailleurs dans le monde.

Autrefois, les voyages étaient longs; celui de Marco Polo dura vingt-sept ans : la belle époque ! Que sont aujourd’hui nos petits voyages d’une ou deux années ? Bientôt, il ne restera rien à découvrir sur la terre; il n’y aura plus d’explorateurs; ce mot ne s’emploiera plus qu’au figuré.

A midi, nous passons dans le bassin du Mékong. Le col est à 5000 mètres, aigu, en lame de couteau. Devant nous, à la place des nuages, je revois le Dokerla immense et éblouissant, Kaoua Kerbo le “cavalier de neige”, mythe incompréhensible, vieux comme la montagne même, objet d’adoration mystique que figurent ces glaciers grandioses dans le ciel et un chevalier cuirassé de blanc sur les autels.
Là-bas, le voyage tient de l’émigration; ici, du pèlerinage.

Il leur en a cuit probablement de m’avoir laissé passer autrefois; Méréchu, comme village frontière, est responsable. Il est du reste réputé par toute la vallée pour son manque d’hospitalité.

L’autre hurle dès les premiers coups. Le caporal me frappant pas assez fort, le tson¬ie lui a pris le bâton des mains et frappe sur la nuque. Il explique après que, jugeant ce soldat dangereux, il avait essayé de le tuer pour s’en débarrasser. Tel est le système chinois. Il n’est pas de pays où la condamnation à mort régulière soit plus difficile à obtenir. Il faut l’aveu du coupable et le verdict de l’Empereur. Seulement, les usages remédient à la rigueur des rites. Pourvu qu’on sauve les apparences, la seule chose qui compte en Chine, il est admis qu’un patient peut toujours mourir à la torture ou sous les coups; c’est un accident.

Il n’est qu’une taille et qu’une mesure pour les vêtements d’homme au Thibet. Aussi le vêtement de chacun va-t-il à tout le monde. Il se prête comme une couverture, s’échange et se donne. La chemise que je vois aujourd’hui porté par Adjroup sera demain sur le dos d’Ammah, puis reviendra à son possesseur habituel. Ce n’est pas très propre, mais c’est touchant. Ces échanges éphémères sont la marque d’une bonne camaraderie. Il en est de même des bottes, des pantalons, des chapeaux et des pipes.

Les Thibétains n’ont pas notre sentiment féroce de la propriété. Chez eux, elle affecte les choses à l’individu sans les y attacher définitivement. Le vêtement, d’ailleurs, semble avoir conscience de sa liberté. N’étant jamais lavé ni raccommodé, il pourrit et se disloque sur son propriétaire et le quitte de lui même, aussi naturellement que la feuille morte tombe. Les maisons sont ouvertes au voyageur qui passe. Il prend dans les champs et aux arbres, sans penser à abuser de ce droit.

Pour un étranger ils marchaient, Thibétains contre Thibétains, Cela peut surprendre qui ne les connaît pas. Les Tibétains ne forment pas une nation; ils se sont toujours fait la guerre de pays à pays. Mes gens sont d’une patrie et le Djrougon où nous sommes en est une autre: C’est pourquoi le gouvernement de Lha-sa a tant de peine à unir tous les Thibets contre l’ennemi commun. Une bonne part de leur morale est précisément cette fidélité et ce respect dus au maître.

La grande idole centrale est la statue de Pémadjoné (Padma Sambhava), le savant docteur de Urgyen, comme disent les livres. Prophètes, magicien, prédicateur du bouddhisme au Tibet, fondateur de la secte des lamas rouges, il fut I’Epicure de la philosophie tibétaine, un homme étrange, peut-être un fou. Toutes ses représentations se ressemblent. Les yeux hagards ont une expression indéfinissable que, je ne sais pas quel secret, tous les artistes reproduisent, des yeux épouvantés, ouverts sur l’infini et en même temps arrondis par la concupiscence.

Ses sectateurs ont encore, après douze siècles, des moeurs relâchées. Ils mangent de la viande, boivent des liqueurs fermentées, fréquentent les femmes, et leurs bouddhas vivants laissent croître leurs cheveux qu’ils portent sur les épaules. De même ils sont les premiers magiciens du Tibet. Chaque année ils ont besoin, pour un certain sacrifice, de chair d’homme tué en combat singulier. Cette denrée est quelque fois difficile à se procurer et, quand un monastère manque le sacrifice, un grand malaise le saisit, les épidémies, la foudre, mille calamités l’accablent. Si le surnaturel n’est que l’interprétation des coïncidences, le Tibet est vraiment le pays des coïncidences. En somme, on se sait jamais quelles vérités ces diables d’hommes ont pu dénicher au hasard de l’empirisme et que nous nous sommes pas près d’atteindre en suivant nos méthodes expérimentales. Rappelons-nous que Pémadjoné avait prédit l’invasion des hommes d’Occident, et jusqu’à la forme saugrenue de leurs jaquettes comme de leurs fracs, “courts par-devant et longs par derrière”!

A la tombée de la nuit, nous arrivons à Loupou. Nous sommes chez les Loutzes, race de haute Birmanie. Un coup de fusil dans la gorge a prévenu les habitants, qui allument un feu aromatique sur une roche de la berge. Tel est l’usage des Loutzes, qui encensent les personnages ainsi que des divinités. Ils ont fait un lit de feuillage odorants sur le sable, pour que je m’y étende et m’y repose.

Les Loutzes sont doux et pacifiques. Ils sont un peu enfants et vivent à demi nus; leurs moeurs sont en harmonie avec la nature, gracieuses. Nondia reste émerveillé de voir des sauvages et se croit au bout du monde. Pour lui, le monde, c’est l’empire chinois, long d’une année de route; après, il y a les sauvages, et après, la mer. Il sait moins où il va que ne le savaient les Argonautes.

Sur le versant sud, géographiquement, nous sommes en Birmanie, en vrai pays loutze : le Loutze-Kiang, nom que la Salouen y porte. Il dépend depuis deux ans de la Chine, après avoir été contesté de tous temps par Lha-sa et le Moukoua, ou roi de Yetché. Ce pays est tellement isolé que les Loutzes n’ont ni chevaux ni bestiaux; il n’y est encore parvenu que des chèvres.

La plaine de Tchamoutong est un vaste verger. Je trouve là des oranges, ou des mandariniers, je ne sais, à l’odeur pénétrante. Par leur aspect, les fruits tibétains semblent des hybrides. Les poires, par exemple, pourraient aussi bien être des pommes.

Les deux voyageurs furent tués par les Lissous, au mois de janvier, près de Omati, à six jours d’ici, sur la Salouen. Ils étaient arrivés en Chine par Bhamo, et de Tengyueh ils rentraient en Birmanie, remontant la Salouen dans l’attention de pénétrer au Tibet par ma route de 1907.

II semble donc qu’avec des animaux trop faibles et vite hors de service, les explorateurs n’aient pas eu la mobilité absolument indispensable en pays hostile. Jamais des Asiatiques ne tuent spontanément; ce n’est qu’après réflexion et de longues discussions qu’ils vous condamnent.

C’est une erreur de se croire en sécurité parce qu’on se sera encombré d’armes et de munitions inutiles, car on ne les a jamais sous la main quand il faudrait s’en servir; nuisibles même, elles ne font qu’exciter les convoitises et changent des indifférents en ennemis.

Le mieux est de prendre le costume d’une nation non suspecte. Ainsi le P. Renou se fit passer autrefois pour chinois, dans une région du Tibet où l’on ne connaissait des Chinois que le costume.

Un vieux mandarin de Ouisi que j’ai connu était célèbre pour sa justice. Un jour, deux plaignants réclamant la propriété d’une même pipe en appelèrent devant lui. II s’agissait d’une pipe à fumer ces cigares que le fumeur roule lui-même. Le mandarin, gardant la pipe sur la table, fit remettre à chacun des plaignants une feuille de tabac et leur ordonna de faire un cigare. Le cigare de l’un, fait par habitude aux dimensions de la pipe, s’y adaptait parfaitement, celui de l’autre ne put entrer. Le mandarin fit donner la pipe au premier et cinquante coups de bâton au second.

La bastonnade est le châtiment ordinaire. Quelques lattes suffisent à bâtonner bien des gens. Mais pour donner plus de majesté redoutable à l’appareil judiciaire, au début de la séance, un soldat jette au pied du tribunal un lourd faisceau de lattes qui tombent avec fracas sur les dalles.

Plusieurs fois j’ai eu l’occasion de m’en débarrasser, je n’ai pas osé. Je le regrette maintenant. Les scrupules des Européens sont leur pire faiblesse en Asie; ils y sont déplacés, puisque la morale y est autre.

Le tronc d’un rhododendrons commun que j’ai mesuré faisait deux mètres cinquante de circonférence, ses autres dimensions sont celles de nos chênes.

Le 5 décembre, nous sommes à Tsediron. Le P. Monbeig a quitté les ruines de Tsekou, résidence trop resserrée, surplombée de toutes parts et trop exposée aux attaques. Tsedjron est à une heure au nord, sur une plaine, un village moso qui ne compte pas encore de chrétiens. Le P. Monbeig bâtit son église en pierres et en briques. Il la fait épaisse et incombustible pour que les lamas ne puissent plus la brûler ni la démolir. Un nouveau missionnaire, le P. Lesgourgues, réside avec lui.
Je ne reste que peu de jours à Tsedjron pour m’installer au-delà de Tsekou, à Patong, le village d’Adjroup, où les pères ont un pied-à-terre et une chapelle. Ils m’invitent à occuper leur maison, qui est neuve. Je compte demeurer deux mois à Patong, pour travailler avec le lama Sena Temba qui passe pour très instruit.

Patonq est le dernier village thibétain du Mékong au sud, puis vient la principauté moso de Yetché, et enfin le territoire indépendant lissou, que la Chine a de tout temps fait figurer sur sa carte. Elle s’était contenté de supprimer d’un coup de pinceau les Lissous de ses zones de contrôle, après qu’un général chinois eut annoncé jadis leur extermination. Elle ne s’était plus occupée de ce pays vierge auquel son inexistence officielle assurait une complète indépendance.

M. Litton, consul d’Angleterre, avait été chargé de déterminer, avec la Chine, la frontière birmane du nord-est. Le vice-roi du Yunnan était favorable au projet anglais, et les Lissous faillirent devenir birmans. Mais un jour M. Litton fut trouvé mort dans sa chaise à porteurs et, peu de temps après, le vice-roi fut disgracié. Ce sont là des coïncidences.

Ainsi, Patonq est entouré de Mossos, de Lissous et de Loutzes. Au nord même, les villages, mosos alternent avec les villages thibétains. Toutes ces races différentes se méprisent l’une l’autre et vivent en paix à force d’indulgence et de philosophie. Les Tibétains surtout ont de la vie un sens légèrement ironique et bonhomme qui garantit la tranquillité. Je ne connais pas de contrée plus paisible.

Patong compte cinq familles de maîtres, propriétaires du sol et tributaires. Le reste de la population est esclave. Ici, l’esclavage est très doux. On ne peut pas, comme au Tsarong, vendre séparément père, mère et enfants en bas âge. A partir de soixante ans, tout esclave est libre. Le mot servage serait plus vrai. Ainsi Adjroup, qui a sept fermes et une cinquantaine d’esclaves (il ne sait pas au juste), partage avec eux sa récolte. Cette apparence de richesse ne nécessite guère la possession du taël
vaillant. De même dans l’Antiquité : Cicéron en exil se disait bien ruiné parce qu’il n’avait plus que quatre cents esclaves.

Bessé : maire du village

Il s’excusa de n’être pas chrétien mais affirma ne croire qu’en un seul Dieu qu’il vénère sous beaucoup de formes. De sorte que, dit-il, chrétiennes ou bouddhistes, nos prières vont toujours au même Dieu. Cet argument pour combattre les missionnaires est d’une extrême habileté, car alors à quoi bon se faire chrétien ?

Les traditions en Asie sont plus fortes que les révolutions.

En religion pôn-bo, le chef de famille est prêtre. Eux seuls ont le droit et le devoir de célébrer ces cérémonies.

Ce qui rend sa situation plus fausse encore, c’est qu’au point de vue chrétiens il est célibataire, alors que la loi tibétaine le fait de droit mari de sa belle-soeur. Tel est l’effet de la polyandrie. Eût-il beaucoup d’autres frères cadets, il serait le mari légitime de toutes leurs femmes, pourvu qu’ils demeurassent sous son toit.

Dans les cas simples de polyandrie, l’aîné est le mari en titre, et si un des cadets demande à user de ses droits de mari en second, l’aîné ou les aînés doivent quitter la maison, puisque la possession de la femme entraîne celle de tous le reste. Il est censé partir en voyage, mais descend simplement chez un voisin. Le mari intérimaire accroche à la porte sa ceinture ou ses bottes, ou plus ingénument son pantalon. Tant que l’aîné verra cette enseigne, il ne rentrera pas. La polyandrie assimile donc la femme à un objet mobilier quelconque dont l’aîné est propriétaire et dont les cadets sont éventuellement usufruitiers.

Les jugements portés par l’abbé Despodins sur la moralité des Tibétains sont d’une sévérité un peu excessive. Le missionnaire semble ignorer que ces “écarts de moeurs” existent partout. Ils sont facilités au Thibet par la promiscuité qui règne dans les maisons, privées de notre luxe d’appartement séparé, de portes et de serrures.

Peut-on faire un crime aux Tibétains de vivre sans confort ? Peut-on réduire la moralité à une question d’architecture ?

Je trouve au contraire vertueux ce peuple très peu polygame, trop simple pour être vicieux, qui ignore même la prostitution, ce revers inévitable de la monogamie. II est léger, mais point corrompu. La Chine prude est tout le contraire.

La musique chinoise, un peu mièvre, et celle du Thibet ont la même souplesse naturelle que la taille libre des femmes, cet accent dolent de leur servitude, et une unité de mesure qui en fait un tout homogène.

Peu de temps après Noël, le P. Monbeiq revient pour instruire les catéchumènes. Quand les nouveaux convertis sont un peu âgés, ils reçoivent coup sur coup tous les sacrements. En un tour de main ils sont baptisés, confirmés, communiés, mariés. Après quoi, ils ne diffèrent pas des chrétiens de naissance que par le nom païen qu’ils gardent par habitude. Le Thibétain, religieux de nature, est aussitôt à son aise dans une religion comme la nôtre.

Car ici le christianisme refait ses premiers pas à travers les embûches, dans un cercle fermé d’âmes qui se comprennent, ainsi qu’aux premiers siècles. Quand bien même la foi s’éteindrait tout à fait dans notre vieux monde, n’oublions pas qu’elle est rallumée déjà à l’autre bout de la terre et qu’elle y brille d’une flamme jeune et pure.

Quand on voir les missionnaires semer à l’Orient la parole qui a bouleversé l’Occident, on reste étonné de leur audace. Une des révolutions, et non des moindres, qu’ils voudraient propager est l’élévation de la femme. La femme est ici ce qu’elle était dans l’Antiquité, toujours méprisée, même libre, même puissante.

Cette réqion est un foyer de mysticisme, comme tous les pays de montaqnes. Bouddhiste, elle a le Dokerla; chrétienne, elle a les tombes de ses martyres. Où la nature est rude, l’homme se spiritualise. Les montagnards et les marins regardent vers le ciel. Dans la pleine heureuse, au contraire, l’homme riche est matérialiste.

EXTRAITS tirés de “Tibet révolté”  “Vers Népémak!o, la Terre promise des Thibétains 1909-1910” par Jacques Bacot (1877-1965)

DMC