02. Ordre d’expulsion
Alors, [les Égyptiens] réduisirent les enfants d’Israël à une dure servitude. Ils leur rendirent la vie amère par de rudes travaux en argile et en brique et par tous les ouvrages des champs et c’était avec cruauté qu’ils leur imposaient toutes ces charges (Exode 1, 13-14).
Comme il arrive tellement souvent dans la vie, notre grande aventure vient à nous sans que nous ne l’ayons cherchée. Ma famille et moi aimions beaucoup travailler et vivre dans les plaines fertiles de Putao, au Nord de la Birmanie. Nous y avons passé plus de quinze ans. C’était devenu un paradis pour les tribus locales et pour nous.
Nous n’envisagions pas de partir, jusqu’à ce fameux trois décembre 1965. Ce jour-là, mon frère Robert alla chercher le courrier hebdomadaire à l’office postal de Putao et il trouva un ordre du gouvernement:
Ordre présidentiel et instruction de quitter le pays
Par la présente, le gouvernement révolutionnaire de l’Union du Birmanie ordonne Mr, Mme, Melle (liste de nos noms) de quitter le pays par air ou par mer, avant minuit, vendredi 31 décembre 1965. Signé: Office de l’Immigration de Rangoon.
Nous étions atterrés. Mais la lettre semblait bien réelle. Alors, nous nous souvînmes du Roi Ezéchias de l’Ancien Testament qui, ayant reçu une lettre de ses ennemis, l’avait prise dans le temple et l’avait dépliée devant le Seigneur pour demander son aide en ce temps de détresse. Mon frère Robert, mes parents, mon épouse et moi-même fîmes la même chose. Nous prîmes la lettre d’expulsion à l’église et elle fut dépliée devant le Seigneur pour demander sa sagesse et sa force dans cette situation difficile.
Coup d’état du général Ne Win
Malgré que la réalité de l’expulsion fût un choc, elle n’était pas survenue sans avertissement. Trois ans plus tôt, le général Ne Win avait pris le contrôle du gouvernement de Birmanie par un coup d’état et, depuis, le pays avait glissé de plus en plus à gauche vers un socialisme dont les méthodes de discipline étaient les mêmes que nous avions connues en Chine vers la fin des années 40. Les tribus nomades habituées à se déplacer à leur gré avaient soudain vu leur liberté réduite: elles avaient désormais besoin d’un passeport pour se rendre dans des villages à moins de dix miles.
Dans la plaine de Putao vivaient deux tribus nomades Kachins, les Lisus et les Rawangs, comptant quelques quinze milles membres, dont la plupart étaient chrétiens. En tout, deux millions de Kachins vivent dans les montagnes de l’Etat du Kachin, au nord de la Birmanie, en Inde et en Chine. Du temps de l’Empire britannique, ils avaient réussi à garder leur indépendance et, en 1948, lorsque la Birmanie devint une république, ils reçurent une grande autonomie. Mais au fil des années, l’Etat du Kachin s’était senti oppressé et avait formé l’Armée d’Indépendance du Kachin (KIA).
Pression sur les chrétiens
La population parmi laquelle nous vivions était très prospère. Elle se trouva prise en étau entre la KIA et l’armée birmane. Le gouvernement suspectait bien sûr la population tribale de Putao de venir en aide à leurs cousins Kachin vivant dans les collines et, ainsi, la forçait finalement à se rendre dans les collines comme espions. La pression sur les chrétiens devenait aussi de plus en plus palpable et, souvent, l’office religieux du dimanche dégénérait en réunion politique. Comme missionnaires, nous devions rester neutres mais nous commencions aussi à rencontrer des ennuis personnels. Mon frère Robert en fit les frais lorsque le quatre juillet 1965 — date significative de la fête nationale américaine — on mit le feu à sa maison. Sa famille put sortir mais toutes ses notes furent en proie aux flammes.
Le temps était venu pour nous de quitter la Birmanie. Le plus dur était de le dire à nos amis. Cette tâche incomba à mon père qui le fit lors du service du dimanche dans notre « cathédrale ». Mon père avait vraiment l’aspect d’un patriarche à 69 ans avec ses cheveux gris. Il choisit le texte qui était devenu notre fil rouge depuis plus de quarante ans de persécutions politiques d’une partie à l’autre de l’Asie: Lorsque vous serez persécutés dans une ville, fuyez dans la suivante… (Mathieu 10,23). Après le service, la population s’attarda pour nous offrir leur aide. Un groupe était particulièrement insistant et disait que, si nous quittions Putao, ils viendraient avec nous.
L’après-midi, nous eûmes le rassemblement familial. Nous étions assis en paix parmi les magnifiques arbres fruitiers, dont mon père avait fait venir les boutures de Floride et de Californie. De plus en plus de familles avaient ainsi appris à faire pousser leurs propres arbres. Robert et son épouse Betty traduisaient le Nouveau Testament en Rawang. Moi, j’étais ingénieur et, ironiquement, j’avais fait améliorer la voie aérienne par laquelle nous allions probablement devoir partir. Nous allons devoir partir à Rangoon en avion, dis-je, Drema Esther est enceinte de 8 mois, sa fille Lucy a la varicelle. Bien sûr nous pourrions les laisser jusqu’à ce que le bébé arrive et…
Le signe
Mon père rugit: l’abandonner ici? Et Lesse? Jamais! Ce que nous ferons, nous le ferons tous ensemble. Chacun était plongé dans ses pensées puis mon père prit la parole: « nous cherchons la volonté de Dieu. Nous avons demandé de partir en avion mais je pense que nous devrions prier pour un signe. »
Le signe ne tarda pas à venir. On nous fit savoir que le règlement international de vol interdisait les femmes à un stade de grossesse avancée et les passagers souffrant de maladies contagieuses. Nous fîmes donc la demande aux autorités de retarder notre départ jusqu’à ce que le bébé soit né et l’enfant rétabli. Un membre proéminent du conseil, un docteur marxiste très arrogant, usa de son influence pour que la demande soit refusée.
Nous commençâmes à préparer nos bagages. Ce ne fut pas une mince affaire car il fallait nos affaires personnelles mais aussi de quoi survivre dans la jungle. Nous avions décidé de partir en grand secret pour plusieurs raisons. La plus importante était que si le gouvernement apprenait que nous partions vers la frontière de l’Inde par les montagnes, il penserait que nous essayions de joindre les membres du KIA et nous mettrait en prison.