04. S’installer dans la vallée cachée
Mais le Seigneur avait endurci le cœur de Pharaon et ainsi il ne laissa pas partir les enfants d’Israël (Exode 10, 20).
La première partie du voyage ne fut pas trop difficile; le sentier était bien défini. L’annonce de notre venue s’était répandue et le restant de la famille qui avait voyagé avant nous, vint nous voir. Les garçons avaient déjà préparé un gîte où faire la cuisine et se reposer. Robert nous appris que la situation était incertaine. Il était en train de négocier avec un Sikh, une autorité de l’immigration que les Lisus appelaient Moo-Bee (Barbe Noire); quiconque passait la frontière indienne sans autorisation risquait la prison. Quand Robert posait une question, il agitait lentement sa barbe en guise de réponse. Robert faisait de gros effort pour garder son tempérament sous contrôle.
Dialogue de sourd avec le Sikh
« J’ai envoyé une lettre au gouverneur, l’a-t-il reçue? » Moo-Bee remua la tête. « Quelle est sa réponse? » continua Robert. Moo-Bee sourit et remua à nouveau. « En d’autres termes, vous n’avez rien à nous dire. Nous aimerions entrer en Inde et planter la terre avant que les pluies d’avril ne commencent. » Moo-Bee sourit à nouveau: « je suggère que vous descendiez et que vous essayez de passer par Ledo Road. C’est la manière normale d’entrer en Inde. » Robert demanda: « et comment proposez-vous que nous l’atteignions? » Moo-Bee déplia une carte et pointa du doigt: « vous traversez ces deux rangées de montagnes, vous marchez le long de la rivière Tarung et vous descendez Ledo Road vers l’Inde. Cela ne devrait pas prendre plus de trois semaines. » Robert explosa. « Quoi! Et vous pensez que nous allons entreprendre ce voyage avec des personnes âgées et de jeunes enfants? Dans des régions inhabitées où nous ne pouvons pas obtenir de nourriture? » Moo-Bee sourit et indiqua qu’il devait se retirer.
Manque de nourriture et autres problèmes
Le manque de nourriture dans le camp n’était pas le seul problème. Tant de personnes concentrées sur une si petite surface et l’insalubrité provoquèrent une grave épidémie de dysenterie. Betty et Helen étaient débordées par les soins à donner, les naissances prématurées et les mourants à accompagner.
Une diversion bienvenue parmi toutes ces difficultés arriva sous la forme d’une roussette (renard volant) audacieuse. Elle apparaissait à 6h10 chaque soir pendant une minute ou deux, amusant beaucoup les enfants. Les adultes prenaient leur arc ou leur carabine mais ne l’atteignait pas. Ce fut juste après l’apparition quotidienne de la roussette qu’un groupe d’homme se réunit pour décider de la marche à suivre, car la nourriture et l’eau potable se faisaient rares. La discussion alla bon train.
− Une chose est sûre. Nous ne voulons pas retourner à Putao, car nous y avons eu assez de combats et de problèmes. La vie dans la jungle peut être dure, mais au moins nous sommes libres d’y faire ce que nous voulons. La seule chose que nous aimerions trouver serait une bonne vallée avec suffisamment de nourriture venant de la jungle, du gibier et une bonne terre pour y cultiver le riz. Un murmure d’approbation suivit ces quelques phrases.
− Pourquoi ne pas essayer Empty Valley [Vallée Vide]? Cela semble être un bel endroit giboyeux.
– Que pensez-vous de Hidden Valley [Vallée Cachée]? Ce n’est pas trop loin d’ici et il semble y avoir beaucoup de poissons.
− Ne sait-il pas que cette vallée est maudite? Il y a quelques années, cinquante chasseurs y sont partis, car il semblait y avoir beaucoup de gibier, mais seulement deux sont revenus vivants.
− Nous, les chrétiens, ne croyons pas à ces malédictions.
Après maintes prières, méditations et discussions familiales, nous prîmes la décision qu’il était trop tard pour essayer de quitter la Birmanie avant la fin de la prochaine saison des pluies, six mois plus tard. Durant ce temps, nous nous installerions à Hidden Valley, à côté de la frontière indienne. Si la permission de la traverser était donnée, nous serions alors en mesure de recevoir le message du sikh Moo-Bee.
Cette décision fut confirmée le jour suivant par l’arrivée d’une invitation inattendue. Hidden Valley était très peu habitée, à cause de la malédiction et des tribus qui y séjournaient. Il y avait tout de même Binuzu, hameau de chrétiens lisus. Ces derniers s’étaient rappelés de mes parents qu’ils avaient rencontrés bien des années avant à Salween Valley en Chine. Ils invitaient J. Russell Morse, mon père, à venir vivre dans leur village.
Etre pur de cœur
Le dimanche d’après, Robert et moi devions prêcher à nos familles et aux Lisus qui étaient venus avec nous. Je me référai à un passage de l’Exode: pour réussir notre entreprise, nous devions être purs de cœur comme les enfants d’Israël et nous remettre à la volonté de Dieu. Robert se référa aussi à l’histoire de Moïse, car dans le livre de l’Exode sont mentionnées aussi des règles d’hygiène strictes auxquelles il faudrait s’astreindre dans la charité et l’amour du prochain et que ceux qui ne voudraient pas adhérer à des principes chrétiens devraient partir maintenant.
Lorsque nous eûmes fini nos sermons, nous aperçûmes un tumulte aux abords de la foule: deux coureurs apportaient un message de Moo-Bee. Croyant qu’il s’agissait de la permission de passer la frontière, ou non, je déchirai l’enveloppe avec hâte et lu le contenu à haute voix. Une fois de plus ce message était ambigu, ne disait rien de concret et Moo-Bee nous faisait savoir qu’il nous recontacterait. Bien des années après, nous apprîmes que Moo-Bee n’avait en fait entrepris aucune négociation… Pourtant à ce moment-là, nous trouvions son étrange comportement plus risible qu’exaspérant.