CHE KUAN YONG-ORDINATION
Un prêtre pour la Mission du Thibet
Certains lecteurs . . . savent sans doute que des missionnaires de la Congrégation du Grand-Saint-Bernard ont desservi pendant de nombreuses années une Mission au Thibet, plus exactement à la frontière Thibet-Chine.
En 1952 les missionnaires ont été expulsés par les communistes chinois. Depuis cette date, soit pendant 35 ans, notre ancienne mission du Thibet est restée sans prêtre.
Cette année (1987) un séminariste de la Mission du Thibet est ordonné prêtre. Ce nouveau prêtre est âgé de 60 ans, il fut élève d’un probatoire-petit séminaire érigé et dirigé par les missionnaires du Grand-Saint-Bernard; ce nouveau prêtre a fait 20 ans de prison communiste et l’Eglise de Chine le désigne aujourd’hui pour présider aux destinées spirituelles de notre ancienne Mission du Thibet.
Le nom du nouveau prêtre est Che Kuang-Yong, son nom d’enfance (« nom de lait »): Guen Fou. Mr R. Chappelet, remuant la cendre de ses souvenirs, nous parle de Guen Fou, l’enfant timide, tandis que Mgr A. Lovey nous présente le grand séminariste Che Kuang Yang.
Chappelet se souvient du jeune Guen. Fou
C’est vers la mi-avril 1934 que je pénètre pour la première fois dans la cour de la Mission de Siao-Weisi, en compagnie des PP. Goré, Bonnemin et Coquoz. Le Père Coquoz et moi-même sommes en route pour Tsechung où nous allons commencer l’étude du chinois avec le Père Goré, le meilleur professeur que nous puissions souhaiter.
Le Père Bonnemin, maître de céans, nous présente le personnel de la Mission, rassemblé dans la cour: des religieuses thibétaines — officiellement appelées « vierges institutrices» — le maître d’école, le cuisinier, etc… Deux petits garçons se cachent un peu parmi les adultes ; le Père Bonnemin nous les présente brièvement : «Voici Guen Fou et Guen Lou, deux orphelins, apparemment sans parenté, que j’ai trouvés ici lorsque j’ai repris le poste.»
Je dois avouer que je ne fais pas beaucoup attention à ces « deux petits mômes. Pas plus du reste lors de mes trois passages futurs à Siao-Weisi. Ce n’est qu’à la fin juin 1934 que j’ai l’occasion de faire un peu mieux connaissance avec l’aîné, Guen Fou. Croyant lui faire plaisir, le Père Bonnemin l’avait fait amener à Weisi pour un séjour… mais il s’ennuie mortellement de son petit frère.
A cette période je me trouve à Weisi. Comme je suis sur le point de partir pour la vallée de la Salouen, où je dois construire un ponton, on me charge de ramener le jeune Guen Fou à Siao¬Weisi qui se trouve sur ma route. Mais comme j’ai par ailleurs- également à ramener une «vierge institutrice» de Weisi à Tsechong, pour la retraite de la communauté, plus une charge de mulet composée de ravitaillement pour le Père Goré à Tsechong, et que je ‘n’ai que trois bêtes à disposition, j’installe les marchandises sur la mule grisé, la Soeur sur le cheval blanc, mon petit bagage personnel et le gamin sur ma mule. Quant à moi, j’irai à pied cinquante kilomètres à pied.
Je me console à l’idée d’accompagner la Vierge et l’Enfant lors de la fuite, en Egypte ! Au cours du voyage je parviens à apprivoiser suffisamment Guen Fou pour qu’il me réponde de façon compréhensible et ne me regarde pas comme si j’étais l’ogre prêt à manger le petit poucet pour son souper.
Mais ce n’est qu’à partir de janvier 1935, où je m’installe à Siao-Weisi comme assistant du Père Coquoz qui a repris le poste du Père Bonnemin, nommé dans la vallée de la Salouen, que les deux garçons feront partie de mon environnement quotidien.
Le plus jeune, Guen Lou, est un enfant bien proportionné, mignon, avec la lèvre supérieure légèrement repliée vers le haut, ce qui lui donne un air perpétuel d’ironique amusement. Au contraire, l’aîné, Guen Fou, est maigrichon, avec le cou et la tête allongés et présente l’image de la plus profonde inquiétude dès qu’on lui adresse la parole. Il souffre d’une timidité maladive, n’étant heureux qu’en compagnie de son petit frère ou des trois chiens de la Mission qui sont ses meilleurs copains. Il va à l’école avec les gamins du village qui sont tous terrifiés par le maître d’école — Monsieur Li — qui a tendance à abuser des punitions corporelles.
En automne 1935 l’installation d ‘un probatoire à Siao-Weisi est décidée, composé de garçons des Missions thibétaines et loutres, du nord, dans l’espoir de pouvoir les préparer pour le petit séminaire de Kunming (capitale de la province du Yunnan) et éventuellement le grand séminaire, posant ainsi les bases d’un futur clergé indigène.
Aussi, lorsqu’avec le Père Coquoz nous décidons de mettre Guen Fou en classe avec les probanistes, découvrons-nous qu’il est bien intelligent, doté d’une excellente mémoire et qu’il va réciter ses leçons sans trop bégayer.
Comme professeur nous avons notre latiniste Tolo qui est thibétain et a fait ses études au séminaire ; il lit, écrit et parle le thibétain et le chinois et parle aussi couramment le latin. Moi-même suis chargé d’apprendre aux élèves les rudiments de l’alphabet, de m’occuper de la culture physique et de la vie quotidienne, du lever au coucher, lorsqu’ils ne sont pas en classe.
Dès le début je laisse Guen Fou continuer â vivre avec son petit frère dans un coin de la cuisine (je ne le mets pas au dortoir), il est également exempté de la culture physique. Si ses condisciples thibétains apprennent sans difficulté les exercices de la gymnastique militaire suisse et montrent des capacités assez étonnantes pour le football, le pauvre Guen Fou lui ne fait que s’emmêler les pattes et il est un spectateur terrifié des matches de foot, devant la violence terrible de ses condisciples.
Je suis profondément convaincu que jamais personne n’a fait du mal à ce garçon ou même lui a parlé brusquement, pas même notre méchant instituteur ou notre cuisinier grincheux. Il suffisait de le regarder pour éprouver une certaine pitié à l’égard de cet enfant maladivement timide.
Si, à l’époque, quelqu’un m’avait prédit que cet enfant deviendrait un jour un héros de la persécution communiste, qu’il ferait 20 ans de prison, je lui aurais certainement conseillé de changer de boule de cristal, l’expression «arrête les vélos» n’étant pas en¬core inventée!
Le passage, lors de la Grande Marche, des communistes dans la vallée voisine du Fleuve Bleu nous obligea à renvoyer les probanistes dans leur foyer, Guen Fou, sans foyer, restant â la Mission de Siao-Weisi.
L’année suivante le probatoire est rouvert à Weisi, avant d’aller, en mai 1939, s’installer à Houa-Lo-Pa où de beaux bâtiments ont été construits pour les probanistes et où le Père Tornay devient le directeur extrêmement compétent de l’équipe. Je reste pour mon compte à Siao¬Weisi, non sans regretter l’animation de mes élèves, qui, par ailleurs resteront mes copains, même lorsqu’ils seront adultes mariés et pères de famille.
Je les reverrai à Houa-Lo-Pa, lorsque j’irai leur rendre visite, et c’est là que j’apprendrai que Guen Fou s’appelle désormais et légalement Che Kuang-Yong. Les Chinois ont trois noms — je parle de ceux de la classe supérieure, ceux qui font des études —; un nom de lait, lorsqu’ils sont petits enfants, un deuxième nom (shiao ming) lorsqu’ils entrent à l’école et un troisième nom définitif, lorsqu’ils se marient. Personnellement je désignerai toujours notre héros par son nom d’enfant, il ne sera toujours que Guen Fou. Donc Guen Fou a pris un peu de personnalité, il est plus sûr de lui, il bégaye beaucoup moins. En classe le Père Tornay est très content de lui.
Avant de terminer, je tiens à dire qu’une des plus grandes joies que la Providence ait accordée au vieillard infirme que je suis devenu est la nouvelle de l’ordination sacerdotale, à Shanghai, de Guen Fou (alias Che Kuang-Yong) et de sa récente arrivée à. Kunming, en route pour les Marches Thibétaines. Pour la première fois nos chrétiens reverront un prêtre depuis 35 ans, date où les Pères André et Emery ont quitté le pays ainsi que celui qui a enseigné les rudiments de l’alphabet au révérend Père Che Kuong-Yong.
Monseigneur A. Lovey se souvient du grand séminariste Che Kuang- Yong
Fin mars ou début d’avril 1945, le Petit Séminaire de Houa-lo-pa fut fermé, parce que le P. Tornay fut nommé curé de Yerkalo et qu’il n’y avait personne pour le remplacer sur place. Alors Che Kuang-Yong fut envoyé, avec deux autres condisciples, moins avancés que lui dans les études, à Kunming. Che Kuang-Yong y lit sa philosophie et sa première année de théologie.
Etant plutôt lent à assimiler ces disciplines abstraites, on lui conseilla de revenir à Weisi où le P. Lattion lui donna avec beaucoup de dévouement et :de patience des leçons particulières dé théologie. Il aurait dû être ordonné en 1952, mais notre évêque et ceux des diocèses voisins étaient en prison ou gardés à vue dans leur évêché.
Même ordonné, il n’aurait pu exercer son apostolat, puisqu’il fit 20 ans de prison. Ce: n’est que cette année que, vu une ‘certaine libéralisation du régime et la demande insistante de nos chrétiens, M. Che Kuang-Yong fut ordonné, le 13 juin, à Shanghai.
Bel exemple de persévérance et belle revanche de la Providence ! Le P. Tornay doit être heureux de compter un prêtre parmi ses élèves.
Deo gratias !